8 mai 1945

8 mai 1945

SĂ©tif est pendant la pĂ©riode de l'AlgĂ©rie française le symbolique fief des tous premiers nationalistes. Elle est la ville de Ferhat Abbas, figure clĂ© de la revendication nationaliste modĂ©rĂ©e, dĂšs 1943 avec son Manifeste du Peuple AlgĂ©rien et qui deviendra le premier PrĂ©sident du Gouvernement Provisoire de la RĂ©publique algĂ©rienne (GPRA) en 1958. Le jour de l'armistice Fehrat Abbas est Ă  Alger pour fĂ©liciter le gouverneur gĂ©nĂ©ral Chataigneau (dont il est un intime) de la victoire des AlliĂ©es. Il est arrĂȘtĂ© dans d'Ă©tranges circonstances pour « complot contre la sĂ©curitĂ© de l'Etat Â» par le directeur de la sĂ©curitĂ© gĂ©nĂ©rale. C'est sans compter sur sa prĂ©sence que, ce jour-lĂ , des milliers d'AlgĂ©riens musulmans se rassemblent pour fĂȘter l'armistice et revendiquer du mĂȘme coup l'indĂ©pendance de leur pays.

Chasse aux arabes

Le 9 mai 1945, sur ordre du Sous-prĂ©fet Butterlin, l'armĂ©e de terre menĂ©e par le GĂ©nĂ©ral Duval, intervient Ă  SĂ©tif, puis dans tout le reste du dĂ©partement, oĂč elle fait la dĂ©monstration de ses sanglantes techniques, tout particuliĂšrement Ă  Guelma et Kherrata. La Marine quant Ă  elle, bombarde les cĂŽtes et les gorges de Kherrata, les localitĂ© du bord de mer comme les Achas, les Falaises, et Mansouria. Cette intervention musclĂ©e pousse les insurgĂ©s Ă  se rĂ©fugier dans les montagnes, oĂč ils auront alors Ă  essuyer les bombardements de 18 appareils de l'armĂ©e de l'air. La rĂ©pression s'Ă©tendra pendant six longues semaines au cours desquelles « la chasse aux arabes Â», ainsi parfois appelĂ©e par les colons ultra de l'Ă©poque, fait rage. Car il serait sĂ©vĂšre d'imputer l'exclusivitĂ© du massacre de mai 1945 au seul corps militaire. D'autres interventions de la part de « milices Â» de colons ultra armĂ©s par les militaires et en gĂ©nĂ©ral cautionnĂ©es par l'administration locale, sont souvent plus atroces et plus sanglantes, selon les tĂ©moignages de survivants [2]. Au menu : Ă©meutiers brĂ»lĂ©s vifs, tortures, exĂ©cutions sommaires, enfants et femmes (mĂȘme enceintes) rarement Ă©pargnĂ©s.

Qu'en est-il du bilan humain ? Il faudra attendre le 18 juillet 1945 pour que, du cĂŽtĂ© français, le ministre de l'IntĂ©rieur Tixier prononce un discours devant l'AssemblĂ©e nationale Ă©voquant la mort de 1 500 personnes. CĂŽtĂ© algĂ©rien, les nationalistes avancent tout de suite le chiffre de 45 000 victimes. Le journal algĂ©rien Le Populaire, dans son Ă©dition du 28 juin, parle dĂ©jĂ  quant Ă  lui de 6 000 Ă  8 000 victimes. Selon Yves Benot [3], ces chiffres auraient Ă©tĂ© donnĂ©s par des militaires au journaliste du Populaire « dans l'intimitĂ© Â». En mĂ©tropole, les mĂ©dias subissent la censure de l'armĂ©e, particuliĂšrement sĂ©vĂšre Ă  l'Ă©poque, et ne s'expriment que des semaines plus tard, en reproduisant le communiquĂ© dictĂ© par le gouvernement.

Bilan humain quasi-impossible

Aujourd'hui, le dĂ©bat continue. Selon l'Ambassadeur de France en AlgĂ©rie, qui s'est exprimĂ© sur SĂ©tif en fĂ©vrier dernier, il y aurait eu entre 5 000 et 10 000 personnes tuĂ©es. Le gouvernement algĂ©rien reprend de son cĂŽtĂ© le chiffre de 45 000 victimes, avancĂ© Ă  l'Ă©poque par les nationalistes du Parti Pour le Peuple AlgĂ©rien (PPA) de Ferhat Abbas. Pour les chercheurs Rachid Messli et Abbas Aroua, du Centre de recherche historique et de documentation sur l'AlgĂ©rie, « la plupart des historiens s'entendent sur le fait que 45 000 est un chiffre exagĂ©rĂ©. Il serait plus rĂ©aliste de penser que le bilan humain se situe entre 8 000 et 10 000 morts Â».

Les archives de l'armĂ©e restent flous. La marine avance le ridicule chiffre de 4 victimes. Selon Yves Benot, il existerait de plus des contradictions dans les chiffres de l'armĂ©e de terre [4]. Selon le rapport du GĂ©nĂ©ral Duval du 9 aoĂ»t 1945, il y aurait eu 550 « musulmans prĂ©sumĂ©s tuĂ©s Â» au cours de l'action de l'armĂ©e dans la subdivision de SĂ©tif, et 200 dans celle de BĂŽne (dont relevait Guelma). Or, le seul escadron de la Garde rĂ©publicaine, qui est entrĂ© en action le premier Ă  Kherrata et Perigotville les 8 et 9 mai, et qui a poursuivi son action Ă  Pascal, Colbert, et Saint Arnaud, donne dans son journal de marche plus de 470 tuĂ©s, dont 200 Ă  Kherrata. Yves Benot fait ainsi remarquer que cela signifierait que toutes les autres sections n'auraient fait que 70 ou 80 victimes, ce qui lui semble improbable, lorsque l'on considĂšre le caractĂšre musclĂ© des interventions de ces Ă©quipes armĂ©es de mitrailleuses. Enfin, il souligne que ceux de l'aviation militaire, 200 morts, peuvent ĂȘtre mis en doute, dans la mesure oĂč elle n'Ă©tait pas « sur place Â». A cela s'ajoute la rĂ©pression opĂ©rĂ©e par les milices civiles. Ces derniĂšres, qui n'appliquaient aucune des procĂ©dures lĂ©gales permettant d'Ă©tablir le nombre d'exĂ©cutions et d'arrestations, ont rendu l'exactitude d'un bilan humain impossible.

La voix des tĂ©moins de la « tragĂ©die inexcusable Â» suffit Ă  rendre compte de l'ampleur des massacres. Et il n'est jamais trop tard pour rappeler la pleine responsabilitĂ© de la France de ces crimes, qui depuis 1945, a « collectivement et dĂ©libĂ©rĂ©ment occultĂ© ce qui s'Ă©tait passĂ© Ă  ce moment lĂ  Â», pour reprendre les propres paroles de Hubert Colin de VĂ©diĂšre, interrogĂ© par la radio française Europe 1. Mais la reconnaissance officielle est un minimum pour l'AlgĂ©rie, qui demande dĂ©sormais des excuses de la part de la France. Faudra-t-il encore soixante annĂ©es de rĂ©flexion pour cela ? Et au philosophe français Paul Ricoeur de se dire « troublĂ© par l'inquiĂ©tant spectacle que donne le trop de mĂ©moire ici, le trop d'oubli ailleurs Â».

 

[1] In Histoire de l'AlgĂ©rie Contemporaine, vol.2 : De l'insurrection de 1871 au dĂ©clenchement de la guerre de libĂ©ration 1954, Paris : Presses universitaires de France, 1979

[2] Nombreux dans l'ouvrage de Boucif Mekhaled, « Chronique d'un massacre : 8 mai 1945, Setif, Guelma, Kherrata Â», Paris, Au nom de la mĂ©moire/Syros, 1995

[3] « Massacres coloniaux : 1944-1950 : la IV Ăšme rĂ©publique et la mise au pas des colonies françaises Â», La dĂ©couverte, sĂ©rie histoire contemporaine

[4] « Massacres coloniaux : 1944-1950 : la IV Ăšme rĂ©publique et la mise au pas des colonies françaises Â», La dĂ©couverte, sĂ©rie histoire contemporaine



08/05/2009
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