De Gaza au Congo : des poids, une mesure
De Gaza au Congo : des poids, une mesure
Si un mort israélien vaut plusieurs morts palestiniens, combien faut-il de cadavres congolais pour un linceul gazaoui?
C'est un bĂȘte entrefilet de quelques lignes, une dĂ©pĂȘche AFP que personne ne s'est donnĂ© la peine de rĂ©Ă©crire ou de complĂ©ter. Il est lĂ , tout en bas de la page 6 du Monde datĂ© de dimanche, sous un « vrai » papier sur la crise du gaz Russe qui s'annonce.
271 personnes auraient été tuées depuis le 25 décembre en République démocratique du Congo par les hommes de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA en anglais), un groupe venu d'Ouganda et en route pour la République centrafricaine. Mais il s'agit d'estimations basses et les humanitaires de Caritas parlent aussi de 400 morts.
Moi, je suis comme vous. Je ne ne sais pas grand chose du Congo et de cette Armée de résistance du Seigneur. Et pour cause: personne ne m'en parle jamais. Tiens, je fais un tour sur Libe.fr, histoire d'en apprendre davantage sur les horreurs qui se déroulent dans cette ancienne colonie belge d'Afrique de l'Ouest. Mais je tombe mal: la derniÚre fois que l'on a mentionné le Congo dans Libé, c'était il y a un mois, lorsque le Pape a lancé un appel à la paix dans le monde pour son message de Noël.
Le Monde en ligne, alors? Hum, s'il publie cet entrefilet, c'est sans doute qu'il en avait déjà parlé plus longuement, des morts congolais? Ah, heureusement qu'il est là , mon journal du soir préféré! Dans ses archives, plusieurs articles évoquent en effet la situation de ces derniers jours et déplorent que l'Europe rechigne à envoyer une force d'interposition au Nord-Kivu.
Mais au Figaro, sur Rue89, Ă l'Huma, silence radio ou presqueâŠ
Mais tout de mĂȘme, ça m'intrigue. Comment un conflit qui a dĂ©jĂ fait quatre millions de morts en dix ans, et tue encore plus d'un millier de civils chaque jour du fait du chaos alimentaire et sanitaire qu'il entraĂźne, peut-il ĂȘtre aussi peu couvert? Comment les 271 victimes de la LRA (hypothĂšse basse, rappelons-le) de ces derniĂšres semaines ont-elles pu Ă©chapper Ă la vigilance de nos reporters, de nos analystes, voire de nos manifestants?
Pourquoi des Ă©vĂ©nements aussi tragiques âsurvenant dans un pays francophone et intimement connectĂ©s Ă un autre drame qui ne devrait laisser aucun Français indiffĂ©rentâ, ne valent plus que ce vague entrefilet, lĂ en-dessous d'un « vrai » papier sur la crise du gaz?
Ne tournons pas autour du pot. Si cet entrefilet me frappe, c'est surtout parce qu'il contraste avec la maniĂšre dont l'opĂ©ration israĂ©lienne Ă Gaza est traitĂ©e ici; dans nos mĂ©dias, dans nos rues, sur les blogs⊠Le monde est une poudriĂšre, il s'y passe tous les jours un tas de choses affreuses et l'on conçoit qu'il serait difficile de s'intĂ©resser Ă tous ces drames âon a dĂ©jĂ tellement de soucis avec le prix du gaz. Alors les morts du CongoâŠ
Surtout qu'il en y a deux, des Congo! Et puis l'Afrique, c'est extraordinairement compliqué. Entre les catastrophes naturelles, les épidémies, les chefs de guerre en Land Cruiser à tourelle, tout ça⊠Comment savoir qui sont les méchants et les gentils?
D'autant plus que, pour les super-gentils de chez nous, tout ce qui s'y produit d'horrible est de toute maniÚre de la responsabilité de « nos propres » super-méchants. Alors on laisse filer. On oublie de s'y intéresser de trop prÚs.
Lorsqu'il s'agit d'Israël et des Palestiniens, en revanche, les choses se simplifient un grand coup. Nos super-gentils se reconnaissent immédiatement dans la figure de l'opprimé générique qu'est devenu l'habitant de Gaza ou de Ramallah, et distinguent tout aussi rapidement les traits de nos super-méchants sous ceux des faucons de Tel-Aviv.
Et que l'on ne commence pas Ă pinailler avec ces balivernes gĂ©opolitiques faisant intervenir les Egyptiens, les Syriens, les Iraniens, les Saoudiens, l'atomisation parlementaire israĂ©lienne, les rivalitĂ©s Fatah-Hamas, la question libanaise, la question religieuseâŠ
Non. Il y a des mĂ©chants, il y a des gentils. Ils ont Ă©tĂ© identifiĂ©s depuis longtemps et tout le monde est d'accord lĂ -dessus. Ăa n'est tout de mĂȘme pas le Congo, merde, oĂč l'on n'y distingue plus un CNDP d'une LRA !
Mais j'insiste. J'aimerais bien comprendre. Moi qui suis pourtant, comme tout le monde, favorable Ă la crĂ©ation d'un Etat palestinien, sonnĂ© par la disproportion de la rĂ©ponse israĂ©lienne aux tirs de roquettes du Hamas, gagnĂ© Ă la cause de civils pris en otage par des enjeux qui les dĂ©passent (habitants de Sderot et d'Ashkelon compris)âŠ
Oui, j'aimerais bien comprendre comment rĂ©concilier tout ça. Comprendre pourquoi l'on s'offusque bruyamment de ce qu'un mort palestinien n'a pas la mĂȘme valeur qu'un mort israĂ©lien tout en ignorant l'absence totale de valeur d'un mort congolais.
Comprendre comment IsraĂ«l est devenu le mĂ©chant idĂ©al; celui que vous adorerez haĂŻr sans retenue puisque sans risque d'ĂȘtre contredit autrement que par un « sioniste »; celui dont vous comparerez systĂ©matiquement les crapuleries Ă celles des nazis; celui qui vous permettra de relativiser la remise d'un prix de l'humour Ă Robert Faurisson devant 5000 spectateurs hilares dont Jean-Marie Le PenâŠ
Cette spĂ©cificitĂ© des rĂ©actions Ă ce qui touche IsraĂ«l a peut-ĂȘtre des ressorts raisonnables que je suis honnĂȘtement incapable de saisir. Peut-ĂȘtre est-il rĂ©ellement possible de dĂ©crĂ©ter que le conflit avec les Palestiniens est plus grave, plus intense, plus tragique âbref, plus tout et n'importe quoi que tout et n'importe quoi. Il faudra me le dĂ©montrer.
Comme il faudra me dĂ©montrer qu'ignorer superbement les morts du Congo (ou du Darfour, ou du ZimbabweâŠ) pour mieux dĂ©noncer l'opĂ©ration de Gaza n'est pas la preuve d'indignations Ă©trangement sĂ©lectives. Et il ne s'agit pas de questions rhĂ©toriques: on n'en est plus lĂ .