Aujourd’hui, je m’en vais. C’est mon dernier jour dans cet hôpital où je dirige depuis trois ans le service de pédiatrie. Je ne sais pas pourquoi je suis triste, si c’est pour les enfants que je laisse à leur sort ou pour l’avenir de mon pays. Sans doute un peu les deux. Les patients savent que le secteur est défaillant, mais ils ne savent pas qu’en coulisses, la situation est bien pire qu’ils ne l’imaginent. Il est communément admis que les hôpitaux manquent de moyens.
Après trois ans passés dans cet établissement de taille moyenne, au centre du pays, je suis convaincu du contraire. Les moyens ne manquent pas. Mais l’argent est mal géré et surtout les défaillances humaines sont au moins aussi importantes et ont au moins autant d’impact que les lacunes matérielles. L’établissement dans lequel je travaille n’est pas un CHU et surtout, nous ne sommes pas à Alger. Du coup, les chefs de service ne sont pas des professeurs mais des médecins qui se considèrent de passage, donc peu impliqués.
Personne de normalement constitué –même très désireux de faire quelque chose pour la santé dans son pays– ne peut décemment souhaiter évoluer dans une telle gabegie. A la différence des hôpitaux de la capitale, où les directeurs sont en général des administratifs qui n’ont aucun pouvoir sur les chefs de service, ici, les médecins travaillent sous l’autorité de la direction. Là où je suis, le directeur est presque Dieu sur terre. Son hôpital ne va pas mieux pour autant. Le service des maladies infectieuses n’a même pas de laboratoire de microbiologie où isoler une bactérie.
En gros, il ne nous est pas possible de savoir quelle est la bactérie à l’origine d’une infection. C’est un peu comme aux dés : dans le meilleur des cas, on traite au hasard et ça marche. Mais il arrive que les résultats des analyses soient faux et que je perde un enfant. J’ai même perdu plein d’enfants comme ça. Ou alors, j’arrive trop tard pour qu’il puisse avoir une vie normale. Ma chambre de garde se trouve au-dessus du service des urgences.
Impuissance
Les nuits d’hiver, quand on m’appelle, alors que je suis censé arriver dix minutes avant un accouchement, j’arrive dix minutes après. Le temps de l’intubation et l’oxygénation –il y a un seul appareil pour toutes les femmes qui accouchent– l’appareil qui enregistre l’activité cardiaque du bébé, le nouveau-né est déjà un légume. Si un prématuré ou un nouveau-né malade nécessite d’être transféré en urgence de la maternité à la néonatalité en pédiatrie, je dois traverser avec lui l’hôpital et… le jardin de l’hôpital, où en hiver, nous affrontons la neige ou les températures négatives. Qu’importe que l’hypothermie soit un des premiers dangers qui menacent la vie du bébé.
De manière générale, il n’y a pas assez de pédiatres. Certaines nuits de garde, je ne peux pas procéder correctement à une réanimation de nouveau-né, car je suis seul là où j’aurais besoin d’un autre pédiatre et de deux aides. Depuis un an, nous n’avons plus de gynécologue. Avant, il y en avait un qui venait dans le cadre du service civil. Moi, je reste seul avec un paramédical mal formé. Il y a des soirs où je suis gagné par le désespoir, un sentiment d’impuissance et de solitude. Le plus difficile, c’est de se dire qu’en trois ans, rien n’a évolué.
Prenons un exemple parlant, celui de la CRP, analyse de sang permettant de prouver qu’il y a une inflammation, une analyse de base pour un hôpital : quand je suis arrivé, j’ai appris qu’il y avait des jours où la CRP était disponible, d’autres pas. Trois ans plus tard, c’est toujours la même chose. Pour examiner un nouveau-né, j’en suis encore à demander du savon. Y compris quand les infirmières sont arrivées avant moi. J’en déduis donc qu’elles ont procédé aux premiers examens sans s’être lavées les mains.
Cela ne les dérange pas. Enfin, je relativise quand je vois la femme de ménage poser sa serpillière pour distribuer les pains au chocolat du petit-déjeuner. Il y a tout de même des jours où je me demande si le personnel paramédical de mon service est vraiment formé, tellement il est incompétent. Les infirmières avec lesquelles je travaille, à quelques exceptions près, sont incapables d’évaluer la gravité d’une situation. On sait pourquoi. La plupart d’entre elles ne sont pas sorties des écoles paramédicales mais des centres de formation professionnelle qui forment les aides-soignants.
Elles ne sont donc pas infirmières mais aides-soignantes. Dans le quotidien, qu’est-ce ça donne ? Si un malade arrive à l’hôpital, et si je ne suis pas dans le périmètre, elles sont incapables de faire correctement les premiers gestes –prendre la tension, la fréquence cardiaque, etc. Pire, j’ai remarqué qu’en trois ans, le personnel est resté complètement imperméable au changement.
Toxoplasmose
Les radios des patients m’arrivent toujours sans nom, alors que c’est une des premières consignes que j’ai données à mon arrivée. Je me sens seul. Ce n’est pas le cas du personnel de l’hôpital et des patients, qui eux, vivent et travaillent en compagnie de chats qui ont élu domicile dans l’hôpital. Ils s’y trouvent assez bien pour s’y reproduire, car chaque année, je vois passer quatre portées de chatons. Ils sont là, dans le couloir. Un jour, j’en ai surpris deux qui dormaient dans un berceau, dans une salle d’isolement destinée à accueillir les malades nécessitant d’être isolés, car fragiles ou immunodéprimés.
Je l’ai déjà signalé. En vain. Personne ne veut comprendre qu’un chat véhicule la toxoplasmose, une des maladies les plus redoutées pour un nouveau-né. Un chat, instinctivement attiré par l’odeur du lait régurgité, pourrait très bien s’asseoir sur un nourrisson et l’étouffer. Avec le même matériel et de meilleures conditions d’hygiène, on obtiendrait pourtant de meilleurs résultats. Quand j’ai fait mon internat, les produits d’hygiène spécifiques au milieu hospitalier n’existaient pas. Et puis on a ramené des produits homologués pour hygiène hospitalière.
Le progrès n’a pas duré. A l’hôpital, on est revenus au Javel et au Sanibon, officiellement, «pour faire des économies». Mais au service de prévention de l’hôpital, on préfère acheter des carnets de santé (qui ne sont pas sensés être distribués par l’hôpital mais par les centres de la Protection maternelle et infantile). A l’hôpital, ils ont acheté une radio numérisée –que l’on utilise uniquement quand la radio conventionnelle est en panne.
Improvisation
De plus, l’hôpital n’a pas acheté les films dont ce type de radio a besoin (en tout cas s’il y en a, on ne sait pas où il est). Alors les médecins impriment les radios sur des feuilles de papier blanc A4. Comme ce n’est absolument pas visible, je suis obligé de revenir à la radio pour la lire sur l’appareil. Toujours est-il que les chats continuent à traverser l’unité de néonatalité et des soins intensifs qui n’a d’ailleurs de «soins intensifs» que le nom. L’hôpital a une maternité de niveau 1.
En clair, nous sommes censés assister les nouveau-nés sujets à des infections basiques. Nous ne sommes pas censés intervenir pour faire de la réanimation. Seulement, en pratique, on se retrouve à faire de l’assistance respiratoire, une prérogative des maternités de niveau 3. Nous avons un respirateur qui fonctionne, c’est vrai. Mais alors que sa tuyauterie est jetable –chaque malade doit avoir son kit– nous tournons toujours avec la même que nous lavons et à laquelle il manque toujours une pièce. Avec ce respirateur, nous n’avons sauvé aucune vie en trois ans.
Je suis condamné à improviser en permanence. Prenez le laryngoscope, cet appareil qui permet de placer une sonde dans les poumons pour aider un malade à respirer. Il fonctionne avec des piles. A chaque fois que je suis devant un patient qui en a besoin et que je le demande, il manque les piles. Alors que je n’ai qu’une minute pour placer la sonde avant que s’ensuivent des séquelles neurologiques, je me retrouve à attendre des piles pendant parfois un quart d’heure. Autre aberration, le service de maternité ne compte qu’une seule table chauffante pour quatre tables d’accouchement.
Ficelle et sparadrap
Le protocole exige qu’une fois un bébé examiné sur la table chauffante, cette dernière doit être nettoyée, désinfectée, avant d’accueillir un autre nouveau-né. Dans cet hôpital, il arrive que quatre bébés soient placés sur une même table. Les normes, tout le monde s’en fiche. Pour s’en convaincre, il fallait être là le jour où est venu un médecin travaillant au ministère de la Santé, en charge du «recensement des unités de néonatalité».
Selon l’OMS, un lit de réanimation en néonat’ doit comprendre une couveuse, une source d’oxygène, une source d’aspiration, un scope (pour relier le malade à une alarme) et des seringues électriques pour diffuser médicaments et alimentation. Entre chaque couveuse, il doit aussi y avoir 3 mètres de distance. Ici, la néonatalité fait 16 m2 et accueille 7 couveuses. Parfois, l’aspiration murale fonctionne. Parfois non. Certaines couveuses ferment avec de la ficelle et du sparadrap. Et nous avons un scope pour les 7 couveuses, qui sert aussi pour les 16 lits de pédiatrie.
24h = 3 jours
Une nuit de garde, il m’est même arrivé de tomber sur une infirmière qui ne savait pas brancher le scope. Bref, l’envoyé spécial de la direction de la santé a compté les couveuses, les berceaux hérités de la colonisation française et a considéré que tout pouvait être compté comme «lit de réanimation». Aux yeux des autorités, cet hôpital possède donc une unité de néonatalité qui répond aux normes de l’OMS.
Il y aurait pourtant de quoi faire bondir les experts. Un enfant qui naît doit, en théorie, être examiné à sa naissance –et le médecin doit être présent dans les dix minutes avant sa naissance. Il doit ensuite être examiné le lendemain et le septième jour. En pratique, entre les gardes de pédiatrie générale et les appels aux urgences, la maternité ne me fait venir que lorsqu’un bébé présente une anomalie. Il faut tout de même savoir qu’une garde de 24 heures, de 8h au lendemain 8h, c’est en moyenne 30 accouchements.
C’est dire le nombre d’enfants qui viennent au monde sans être examinés ! Pour ne rien arranger, la majorité des femmes n’ont pas été suivies pendant leur grossesse, ou ont été mal suivies. Elles arrivent donc sans dossier médical. Pour le personnel de l’hôpital, l’accouchement est donc toujours une surprise. A Alger, un patient qui présente des symptômes se voit prescrire des examens. En pédiatrie, on ne fait aucune exploration. Si un cas nous semble sérieux, on l’envoie vers un centre important. Nous ne gardons que les pathologies qui nécessitent une mise en observation ou une hospitalisation de moyenne durée, c’est-à-dire 10 jours maximum.
Pour les malades qui présentent des signes de déshydratation suite à une gastro-entérite, nous avons un schéma national de 24 heures à suivre, comprenant plusieurs étapes horaires à respecter où administrer certaines quantités d’eau. Alors qu’une hospitalisation de gastro-entérite est censée durer 24 heures, ici, la prise en charge dure trois jours et le malade repart sans être réhydraté, ce qui multiplie le risque de propagation de la gastro-entérite –au-delà du fait que le service se retrouve rapidement saturé.