Nos envoyés spéciaux, Julien Gester, Bruno Icher, Gérard Lefort et Didier Péron ont répondu à vos questions.
Elgé. Comment fait-on pour pronostiquer les palmes ? Est-ce que vous essayez d’imaginer si l’univers de tel ou tel film peut rencontrer celui du président du Jury ? Ou est-ce que vous projetez simplement vos propres envies ? Ou encore l’envie «moyen» des festivaliers ?
Julien Gester. Il y a deux choses bien distinctes, des souhaits, qui sont des vœux pieux qui reposent sur notre goût, notre sensibilité, et le pronostic. Sur le goût, c’est de la pure projection. Le pronostic, c'est l'univers et les affinités non seulement du président, mais aussi des jurés, et de leurs sensibilités diverses.
Cela dépend beaucoup d’une année à l’autre. On a tendance à «présidentialiser» les commentaires des palmarès, mais on sait que la «démocratie» l’a emportée, et que la palme n’était pas celle du président, derrière le président il y a sept autres personnes.
Max. Les critiques s’accordent pour donner la palme à Kechiche. Spielberg le pudique peut-il les suivre?
Bruno Icher. C’est ce que disait Julien, quelle que soit la vision du président là-dessus, il doit aussi se plier à une décision plus collégiale. Si Abdellatif Kechiche ramasse le suffrage des autres membres du jury... Mais la personnalité de Spielberg est très particulière, et c’est très important.
Jérôme. La compétition semble très franco-américaine. Est-ce que le palmarès s’annonce très franco-américain ?
Julien Gester. La compétition l’est sur le papier, parce que si l’on met les films bout à bout, les films français et les films américains comptabilisent chacun un tiers des films présentés à Cannes. Par ailleurs, il se trouve que se sont les films dont on parle le plus. De fait, ils sont très présents dans les pronostics, mais il y aura forcément des surprises par rapport aux commentaires dominants, et le souci de donner un palmarès équilibré.
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Andy. Pourquoi selon vous, faut-il être un réalisateur bien confirmé (45/50 ans) pour être sélectionné à Cannes? De très bons films de jeunes réalisateurs (Dolan, Donzelli pour ne citer qu’eux..) auraient pourtant largement mérité d’être sélectionnés en compétition officielle...
Didier Péron. J’ai moi-même 45 ans, c’est une condition très difficile à vivre... C’est quelque chose qui a été pointé, un article sur ce thème dans les Cahiers du cinéma disait que Thierry Frémeaux prenait des cinéastes de sa génération... C’est vrai que cette année ce n’est pas complètement faux, la moyenne d’âge est plutôt 45, 50, 55 ans... plutôt des hommes blancs, pas des femmes noires...
Cela trahit sans doute aussi un certain état de l’industrie. Après, on peut toujours leur reprocher de ne pas faire des gestes plus radicaux dans les choix. En effet, pourquoi certains films que l’on a trouvé superbes comme Blue Ruinde l’Américain Jeremy Saulnier, un type de 30 ans, ou différents films français sont rangés dans les cases de ceux qui doivent confirmer?
Elgé. The Immigrant de James Gray, l’avez-vous vu ? Est-il aussi bien qu'annoncé ? Est-ce vrai qu'il n’est toujours pas connu aux Etats-Unis?
Didier Péron. Je l’ai vu deux fois. En projection à Paris, une semaine avant le festival, et une foix ce matin. Le film a un peu déçu, mais je crois que tous les films de James Gray ont déçu systématiquement à Cannes. A ma connaissance, il ne me semble pas qu’il y ait eu de prix. Celui-là, je l’aime beaucoup, et Marion Cotillard peut avoir un prix d’interprétation, mais je ne pense pas que Spielberg lui accorde plus. C’est un film faussement classique, alors qu’on attend des cinéastes américains beaucoup de virtuosité flamboyante. En fait, je pense que James Gray, depuis Two Lovers, fait vraiment du cinéma très intimiste, européen, il cite Bresson, Dreyer, il ne cite pas Scorsese.
Il n’est pas connu aux Etats-Unis, n’est pas dans la «liste A» pour faire des «gros trucs». Il n’a jamais fait un succès aux Etats-Unis et il est regardé comme quelqu’un de dangereux. Il n’est pas ironique, il déteste l’action, l’esbrouffe. Il parle aux adultes, pas aux ados, c’est un fan d’opéras et de romans russes. C’est un cinéaste qui, pour les Américains, est très surestimé en Europe. Ils ne comprennent pas.
Palmita. Le jury tient-il compte de l’actualité extérieure: mariage pour tous, polémique donc, et polémique Ozon, par exemple?
Bruno Icher. On a évidemment du mal à percevoir la perméabilité du jury, notamment les Indiens, les Japonais à l’actualité française. Beaucoup de films en compétition et dans les sélections parallèles sont des films très cul. Ça, en revanche, c’était très perceptible dans les salles. Tous les films qui ont trait à l’homosexualité en particulier ont été perçus dans la continuité du débat. Je pense au film de Guillaume Gallienne, Les garçons et Guillaume, à table! où, dans la salle de la Quinzaine, lors des questions-réponses, beaucoup de gens ont manifesté leur sympathie pour le film, lors du débat nauséabond sur le mariage pour tous.
Vincent. Pensez-vous qu’un film tel que La bataille de Solférino presenté à l’ACID a des chances de remporter un prix?
Bruno Icher. Absolument aucune, puisque statutairement chaque sélection a son système de remise de prix. La Bataille de Solférino n’a été retenu que dans la sélection off qu’est l’ACID, il ne peut prétendre à remporter un prix officiel. En revanche, si la question est: La Bataille de Solférino aurait-il mérité de figurer dans la sélection? la réponse est évidemment: oui.
Polo. Anaïs Monory, actrice dans le film Grigris, a-t-elle une chance de remporter un prix d’interprétation féminine pour son tout premier rôle au cinéma ?
Didier Péron. La réponse est non. A la limite Souleymane Deme, le chorégraphe-acteur pourrait créer la surprise avec un prix d’interprétation, le film est écrit sur lui. Mais pas Anaïs Monory, qui est jolie, mais qui n’a pas un rôle suffisamment écrit et n’a pas démontré de talent d’actrice développé.
Elgé. Pouvez-vous identifier une «tendance» de style cette année ? il semble qu’il y ait une sorte de nouveau manièrisme contemplentatif et violent (Only God Forgives, Michael Kholaas...): confirmez-vous ?
Didier Péron. On n’a pas noté ça... Le film mexicain Heli, d'Amat Escalante, est un peu dans ce style-là. Le Kechiche (la Vie d'Adèle), dans sa facture très radicale, un peu expérimentale ─ trois heures de gros plans sur le visage d'une jeune actrice quasi inconnue ─ fait un peu le ménage sur d’autres films qui paraissent sages, classiques. Par comparaison, ceux qu’on a vu avant, ou ceux qu’on a vu après, paraissent beaucoup plus sages. Il y a un cinéaste qui fait quelque chose qui n’obéit pas aux règles de: comment on fait un film? comment on raconte une histoire? par comparaison, les autres, forcément, sont un peu classiques ou un peu datés.
Elton. Le jeu de la palme d’or ! Donnez-nous chacun votre palme espérée.
Didier Péron. Kechiche.
Gérard Lefort. Liberace de Soderberg.
Julien Gester. Kechiche.
Bruno Icher. Michael Kohlhaas, d'Arnaud des Pallières.