ActualitĂ©s : 560 TONNES DE THON ROUGE RELĂCHĂES DANS LA MĂDITERRANĂE Le TrĂ©sor public privĂ© de plusieurs millions dâeuros
Le ministĂšre de la PĂȘche et des Ressources halieutiques a refusĂ© de dĂ©livrer des documents devant permettre Ă lâarmement Boudemagh, seule entreprise de pĂȘche Ă possĂ©der des thoniers aux normes, de justifier la pĂȘche de 560 tonnes de thon rouge. PlacĂ©s au niveau dâune ferme dâengraissement en Tunisie, les thons ont finalement Ă©tĂ© relĂąchĂ©s dans la mer sur dĂ©cision des autoritĂ©s de ce pays. Le prĂ©judice subi par lâopĂ©rateur et le TrĂ©sor public sâĂ©lĂšve Ă plusieurs millions dâeuros. Tarek Hafid - Alger (Le Soir) - Lâarmement Boudemagh est la cible dâune vĂ©ritable cabale qui risque de lui ĂȘtre fatale. Lâentreprise spĂ©cialisĂ©e dans la pĂȘche au thon rouge est aujourdâhui au bord de la faillite Ă cause dâune dĂ©cision bureaucratique imposĂ©e par le ministĂšre de la PĂȘche et des Ressources halieutiques. Son seul tort : avoir prouvĂ© que les AlgĂ©riens sont capables de pratiquer cette pĂȘche au mĂȘme titre que les Japonais et les Turcs, seuls bĂ©nĂ©ficiaires du quota attribuĂ© Ă lâAlgĂ©rie. Pour lâarmement Boudemagh, les ennuis ont dĂ©butĂ© dĂšs la crĂ©ation de lâentreprise. «Notre entreprise a acquis en 2007 deux thoniers senneurs de 30 mĂštres chacun, YounĂšs I et YounĂšs II, auprĂšs dâun chantier naval turc. En 2008, nous avons engagĂ© nos navires dans le cadre de la campagne de pĂȘche au thon. Mais il faut reconnaĂźtre que la campagne, organisĂ©e par la Chambre algĂ©rienne de pĂȘche et dâaquaculture, Ă©tait une maniĂšre dĂ©guisĂ©e de favoriser une entreprise turque», explique Yahia Zane, directeur de lâarmement Boudemagh. Contrat dâassistance «dĂ©guisé» En effet, les deux thoniers ont participĂ© Ă cette campagne sous couvert dâun «contrat dâassistance Ă lâopĂ©ration de pĂȘche et de commercialisation du thon» signĂ© avec la sociĂ©tĂ© turque Akua Uluslararasi Su Urunleri YatirimUretim (AK) et placĂ©e sous lâĂ©gide de la Chambre algĂ©rienne de pĂȘche et dâaquaculture. Lâaccord, qui a Ă©tĂ© conclu avec la bĂ©nĂ©diction du ministĂšre de tutelle, portait sur un quota collectif de 300 tonnes de thon rouge. ConcrĂštement, le deal Ă©tait le suivant : lâentreprise turque offre une assistance technique et logistique et en contrepartie, lâarmement Boudemagh sâengage Ă vendre le fruit de sa pĂȘche Ă son «associé». Mais le tarif dâachat dont a bĂ©nĂ©ficiĂ© Akua Uluslararasi Su Urunleri YatirimUretim est particuliĂšrement intĂ©ressant puisquâil nâest que de 2,20 euros le kilo ! Lâarmement engrange 330 000 euros alors quâil aurait pu obtenir au moins dix fois plus si lâentreprise avait vendu elle-mĂȘme le thon rouge aux grossistes du Japon, pays considĂ©rĂ© comme le principal consommateur de ce poisson. La Chambre algĂ©rienne de pĂȘche et dâaquaculture sâen tire Ă trĂšs bon compte puisquâelle a rĂ©ussi Ă obtenir 66 000 euros au titre dâune «redevance dâhonoraires ». «En dĂ©finitive, cette campagne de pĂȘche sâest dĂ©roulĂ©e dans des conditions trĂšs particuliĂšres. Nous pouvons mĂȘme dire en dehors du cadre rĂ©glementaire puisque lâentreprise turque ne disposait pas de licence officielle dĂ©livrĂ©e par les autoritĂ©s algĂ©riennes. Ce contrat dâassistance Ă©tait donc une maniĂšre dĂ©guisĂ©e de rafler une bonne partie du quota algĂ©rien de thon rouge Ă un prix dĂ©fiant toute concurrence », note Yahia Zane. Mise Ă niveau Le directeur de lâarmement Boudemagh reconnaĂźt, toutefois, que la participation Ă cette premiĂšre campagne a Ă©tĂ© bĂ©nĂ©fique. «Nous nous sommes rapidement rendus compte que les Ă©quipements montĂ©s sur les navires nâĂ©taient pas adaptĂ©s Ă la pĂȘche au thon. Tout le systĂšme de grue installĂ© par le chantier naval turc Ă©tait Ă refaire. Mais nous Ă©tions plus que jamais confiants en notre capacitĂ© Ă pĂȘcher seul le thon rouge.» Fort de cette premiĂšre expĂ©rience, lâarmement Boudemagh dĂ©cide de mettre Ă niveau ses deux navires en vue de participer Ă la campagne 2009. Un contrat de partenariat est signĂ© avec une sociĂ©tĂ© tunisienne afin dâacquĂ©rir des grues adaptĂ©es, des appareils de dĂ©tection ainsi que des filets adĂ©quats. Un Ă©quipage tunisien expĂ©rimentĂ© est Ă©galement recrutĂ© avec, comme condition prĂ©alable, la formation des marins algĂ©riens. Lâentreprise algĂ©rienne mise gros, prĂšs de un million dâeuros, pour les besoins de cette mise Ă niveau. Mais ses responsables ne tarderont pas Ă dĂ©chanter. «Le 25 mars 2009, nous avions organisĂ© la rĂ©ception officielle de nos navires. LâĂ©vĂšnement, qui constitue une premiĂšre dans lâhistoire de la pĂȘche moderne algĂ©rienne, sâest dĂ©roulĂ© en prĂ©sence de la presse. Nous avions adressĂ© une invitation officielle au ministre de la PĂȘche. Pour des raisons que nous ignorons encore, le premier responsable du secteur nâa pas souhaitĂ© ĂȘtre prĂ©sent parmi nous», souligne Yahia Zane. En fait, il y avait bien un reprĂ©sentant du ministĂšre de la PĂȘche ce jour-lĂ . Le dĂ©partement de SmaĂŻl Mimoun avait dĂ©pĂȘchĂ© un inspecteur pour passer au crible les deux navires ! Inspection et interdiction Le ton â sans jeu de mot â est donnĂ©. «Cette inspection inopinĂ©e Ă©tait un message trĂšs clair de la part de la tutelle. Nous avions compris que lâopĂ©ration de mise Ă niveau de nos bateaux de pĂȘche nâavait pas du tout Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ©e.» Le 12 mai 2009, le ministĂšre de la PĂȘche convoque tous les armateurs algĂ©riens en vue de prĂ©senter les mesures applicables pour la campagne 2009. «Il faut dire que cette rĂ©union est intervenue prĂšs dâun mois aprĂšs le lancement officiel de la campagne de pĂȘche au thon. Nous Ă©tions en retard par rapport aux armateurs japonais, qui ont remportĂ© par voie dâadjudication les 20 % du quota de 1 100 tonnes que lâAlgĂ©rie est autorisĂ©e Ă exploiter. Mais nous autres AlgĂ©riens avions droit Ă un tout autre traitement. La tutelle nous a interdit de pĂȘcher dans les eaux internationales. Nous ne devions pas nous aventurer en dehors des eaux territoriales. Pourtant, tous les spĂ©cialistes savent quâen MĂ©diterranĂ©e, les bancs de thons rouges se forment au large. Lors de la pĂ©riode de migration, le thon passe au nord des cĂŽtes algĂ©riennes. Mais les armateurs algĂ©riens ont Ă©tĂ© mis devant le fait accompli et ils nâavaient dâautre choix que dâaccepter les conditions imposĂ©es par le ministĂšre», prĂ©cise Yahia Zane. Notons, Ă ce titre, que cette mesure est contraire aux articles I et II de la Convention internationale pour la conservation des thonidĂ©s de l'Atlantique. «La zone Ă laquelle s'applique la prĂ©sente convention comprend toutes les eaux de l'ocĂ©an Atlantique et des mers adjacentes (âŠ). Aucune disposition de la prĂ©sente convention ne pourra ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme portant atteinte aux droits, revendications ou points de vue de toute partie contractante concernant la limite des eaux territoriales ou l'Ă©tendue de la juridiction en matiĂšre de pĂȘche, conformĂ©ment au droit international», peut-on lire dans ces articles. Autre mesure inattendue, le ministĂšre dĂ©cide de mettre Ă la disposition des 17 thoniers algĂ©riens inscrits Ă lâICCAT la totalitĂ© des 800 tonnes restantes. Cette forme de pĂȘche libre sâest avĂ©rĂ©e illogique puisque le ministĂšre aurait dĂ» attribuer des quote-parts selon les capacitĂ©s de chaque thonier. Ce procĂ©dĂ© a Ă©tĂ© appliquĂ© alors que les responsables du secteur savaient pertinemment que les armateurs algĂ©riens nâont pas les moyens de pĂȘcher une aussi grande quantitĂ© de thon. AprĂšs une longue sĂ©rie de contrĂŽle et de vĂ©rifications menĂ©e par des inspecteurs du ministĂšre, les thoniers YounĂšs I et YounĂšs II parviennent finalement Ă appareiller le 1er juin 2009 pour traquer le thon. Mais lâabsence de bancs de poissons les oblige Ă sortir en dehors des eaux territoriales algĂ©riennes. Les autoritĂ©s sont tenues au courant grĂące Ă la prĂ©sence Ă bord, de contrĂŽleurs du ministĂšre et, Ă©galement, par lâintermĂ©diaire de balises VSM embarquĂ©es. Allam Kamel, le directeur de la pĂȘche maritime, saisit officiellement lâarmement Boudemagh afin que ses navires regagnent les eaux territoriales nationales. «Suite Ă cette correspondance du directeur de la pĂȘche maritime, je me suis personnellement entretenu avec le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du ministĂšre de la PĂȘche. Je lui ai dĂ©montrĂ© lâimpossibilitĂ© dâappliquer Ă la lettre les conditions dĂ©finies prĂ©alablement. Le secrĂ©taire sâest montrĂ© comprĂ©hensif puisquâil nous a autorisĂ©s verbalement Ă pĂȘcher dans les eaux internationales. » EngagĂ© en fin de campagne, lâarmement Boudemagh parvient, toutefois, Ă tirer son Ă©pingle du jeu. Les 12, 13 et 15 juin, les deux thoniers pĂȘchent 560 tonnes de thon rouge. PlacĂ©s dans des cages spĂ©ciales, les poissons sont acheminĂ©s en Tunisie pour ĂȘtre Ă©levĂ©s dans une ferme dâengraissement. Bras de fer Pour pouvoir mettre sa production sur le marchĂ© international, lâarmement Boudemagh se devait dâobtenir des documents administratifs afin de justifier la provenance des thons. «Le systĂšme mis en place par lâICCAT vise Ă assurer une traçabilitĂ© des prises, le but Ă©tant de lutter contre la pĂȘche illicite. Nous avons donc saisi officiellement le ministĂšre de la PĂȘche et des Ressources halieutiques afin quâil nous dĂ©livre ces documents de capture de thons rouges (BCD).» Toutes les tentatives vont sâavĂ©rer vaines. Le ministĂšre refuse de dĂ©livrer les BCD. Face Ă cette situation, lâarmement Boudemagh a Ă©tĂ© dans lâobligation de saisir la justice, les thons ne pouvant rester indĂ©finiment dans la ferme dâengraissement. Dans un jugement en rĂ©fĂ©rĂ©, rendu le 30 septembre 2009, la chambre administrative du tribunal dâAlger ordonne au ministĂšre de la PĂȘche de remettre les documents Ă lâentreprise. Lâhuissier de justice chargĂ© dâexĂ©cuter la dĂ©cision de justice revient bredouille. «Le ministĂšre de la PĂȘche a refusĂ© de lui remettre les documents, au motif que ses services avaient au prĂ©alable dĂ©posĂ© une plainte contre le gĂ©rant au tribunal de Cherchell. La procĂ©dure intentĂ©e en civil portait sur une sombre affaire de trafic de poisson », explique Yahia Zane. Comme ultime recours dans cette procĂ©dure de rĂ©fĂ©rĂ©, lâarmement Boudemagh saisit le Conseil dâEtat. Coup de thĂ©Ăątre. Le 13 janvier 2010, la plus haute juridiction administrative se dĂ©clare incompĂ©tente dans cette affaire. En parallĂšle, lâarmement Boudemagh a engagĂ© une autre procĂ©dure judiciaire contre le ministĂšre de la PĂȘche afin de bĂ©nĂ©ficier de dommages et intĂ©rĂȘts. Le prĂ©judice financier subi par lâentreprise est estimĂ© Ă 11 milliards dâeuros. Pertes sĂšches Mais les pertes sont bien plus importantes encore. Les 560 tonnes de thon rouge qui ont Ă©tĂ© placĂ©es en Tunisie sont irrĂ©cupĂ©rables. Lâorigine des poissons nâĂ©tant pas dĂ©finie officiellement, les autoritĂ©s tunisiennes ont dĂ©cidĂ© de les relĂącher au courant du mois de janvier 2010. Le manque Ă gagner pour lâentreprise et surtout pour le TrĂ©sor public sâĂ©lĂšve Ă plusieurs millions dâeuros ! Mais dans toute cette affaire, câest surtout la rĂ©putation de lâAlgĂ©rie, de ses institutions et de ses opĂ©rateurs Ă©conomiques qui est mise Ă mal. Aujourdâhui, lâarmement Boudemagh se trouve au bord de la faillite. Lâentreprise croule sous les dettes et ses partenaires tunisiens rĂ©clament le paiement dâimportantes sommes dâargent. «Nous avons Ă©tĂ© obligĂ©s de mettre au chĂŽmage technique lâensemble de notre personnel. Aucun dâentre eux nâa perçu de salaire depuis le mois de juin dernier. Nous devons Ă©galement faire face Ă des charges multiples. Lâentreprise vit peut-ĂȘtre ses derniĂšres heures. Mais une chose est sĂ»re, nous nous battrons jusquâau bout pour obtenir gain de cause», a assurĂ© Yahia Zane. T. H.
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