CURIOSITĂS JUDICIAIRES ET HISTORIQUES DU MOYEN ĂGE. PROCĂS CONTRE LES ANIMAUX.
Les singularitĂ©s judiciaires sont nombreuses et variĂ©es au moyen Ăąge, et souvent les magistrats interviennent dans des circonstances si bizarres, que nous avons peine Ă comprendre, de nos jours, comment ces graves organes de la justice ont pu raisonnablement figurer dans de telles affaires. Toutefois notre but n'est pas de critiquer ici des usages plus ou moins absurdes, mais d'en constater simplement l'existence. Nous bornons notre rĂŽle Ă raconter les faits, sauf au lecteur Ă en tirer lui-mĂȘme les consĂ©quences. Plusieurs siĂšcles nous sĂ©parent de l'Ă©poque dont nous cherchons Ă Ă©tudier les mĆurs et les idĂ©es, qui forment avec les nĂŽtres de si Ă©tranges disparates; aussi n'est-ce qu'aprĂšs de scrupuleuses recherches faites dans les ouvrages des jurisconsultes et des historiens les plus respectables, que nous avons osĂ© prĂ©senter cette rapide esquisse. Au moyen Ăąge on soumettait Ă l'action de la justice tous les faits condamnables de quelque ĂȘtre qu'ils fussent Ă©manĂ©s, mĂȘme des animaux. L'histoire de la jurisprudence nous offre Ă cette Ă©poque de nombreux exemples de procĂšs dans lesquels figurent des taureaux, des vaches, des chevaux, des porcs, des truies, des coqs, des rats, des mulots, des limaces, des fourmis, des chenilles, sauterelles, mouches, vers et sangsues. La procĂ©dure que l'on avait adoptĂ©e pour la poursuite de ces sortes d'affaires revĂȘtait des formes toutes spĂ©ciales; cette procĂ©dure Ă©tait diffĂ©rente, suivant la nature des animaux qu'il s'agissait de poursuivre. Si l'animal auteur d'un dĂ©litâtel par exemple qu'un porc, une truie, un bĆufâpeut ĂȘtre saisi, apprĂ©hendĂ© au corps, il est traduit devant le tribunal criminel ordinaire, il y est assignĂ© personnellement; mais s'il s'agit d'animaux sur lesquels on ne peut mettre la main, tels que des insectes ou d'autres bĂȘtes nuisibles Ă la terre, ce n'est pas devant le tribunal criminel ordinaire que l'on traduira ces dĂ©linquants insaisissables, mais devant le tribunal ecclĂ©siastique, c'est-Ă -dire devant l'officialitĂ©. En effet que voulez-vous que fasse la justice ordinaire contre une invasion de mouches, de charançons, de chenilles, de limaces? elle est impuissante Ă sĂ©vir contre les dĂ©vastations causĂ©es par ces terribles flĂ©aux; mais la justice religieuse, qui est en rapport avec la DivinitĂ©, saura bien atteindre les coupables; elle en possĂšde les moyens: il lui suffit de fulminer l'excommunication. Tels Ă©taient, en matiĂšre de procĂšs contre les animaux, les principes admis par les jurisconsultes du moyen Ăąge. Arrivons maintenant Ă la preuve de cette assertion. Parlons d'abord des procĂšs poursuivis contre les animaux devant la justice criminelle ordinaire. Comme on le voit encore de nos jours dans certaines localitĂ©s, les porcs et les truies, au moyen Ăąge, couraient en libertĂ© dans les rues des villages, et il arrivait souvent qu'ils dĂ©voraient des enfants; alors on procĂ©dait directement contre ces animaux par voie criminelle. Voici quelle Ă©tait la marche que suivait la procĂ©dure: On incarcĂ©rait l'animal, c'est-Ă -dire le dĂ©linquant, dans la prison du siĂšge de la justice criminelle oĂč devait ĂȘtre instruit le procĂšs. Le procureur ou promoteur des causes d'office, c'est-Ă -dire l'officier qui exerçait les fonctions du ministĂšre public auprĂšs de la justice seigneuriale, requĂ©rait la mise en accusation du coupable. AprĂšs l'audition des tĂ©moins et vu leurs dĂ©positions affirmatives concernant le fait imputĂ© Ă l'accusĂ©, le promoteur faisait ses rĂ©quisitions, sur lesquelles le juge du lieu rendait une sentence dĂ©clarant l'animal coupable d'homicide, et le condamnait dĂ©finitivement Ă ĂȘtre Ă©tranglĂ© et pendu par les deux pieds de derriĂšre Ă un chĂȘne ou aux fourches patibulaires, suivant la coutume du pays. Du treiziĂšme au seiziĂšme siĂšcle, les fastes de la jurisprudence et de l'histoire fournissent de nombreux exemples sur l'usage de cette procĂ©dure suivie contre des pourceaux et des truies qui avaient dĂ©vorĂ© des enfants, et qui, pour ce fait, Ă©taient condamnĂ©s Ă ĂȘtre pendus. L'exĂ©cution Ă©tait publique et solennelle; quelquefois l'animal paraissait habillĂ© en homme. En 1386 une sentence du juge de Falaise condamna une truie Ă ĂȘtre mutilĂ©e Ă la jambe et Ă la tĂȘte, et successivement pendue pour avoir dĂ©chirĂ© au visage et au bras et tuĂ© un enfant. On voulut infliger Ă l'animal la peine du talion. Cette truie fut exĂ©cutĂ©e sur la place de la ville, en habit d'homme; l'exĂ©cution coĂ»ta dix sous dix deniers tournois, plus un gant neuf Ă l'exĂ©cuteur des hautes Ćuvres. L'auteur de l'Histoire du duchĂ© de Valois, qui rapporte le mĂȘme fait, ajoute que ce gant est portĂ© sur la note des frais et dĂ©pens pour une somme de six sous tournois, et que dans la quittance donnĂ©e au comte de Falaise par le bourreau, ce dernier y dĂ©clare qu'il s'y tient pour content et qu'il en quitte le roi notre sire et ledit vicomte. VoilĂ une truie condamnĂ©e bien juridiquement! On procĂ©dait aussi par les mĂȘmes voies judiciaires contre les taureaux coupables de meurtres. Ecoutons l'auteur de l'Histoire du duchĂ© de Valois, qui rapporte le fait suivant: «Un fermier de village de Moisy laissa Ă©chapper un taureau indomptĂ©. Ce taureau ayant rencontrĂ© un homme, le perça de ses cornes; l'homme ne survĂ©cut que quelques heures Ă ses blessures. Charles, comte de Valois, ayant appris cet accident au chĂąteau de CrĂ©py, donna ordre d'apprĂ©hender le taureau et de lui faire son procĂšs. On se saisit de la bĂȘte meurtriĂšre. Les officiers du comte de Valois se transportĂšrent sur les lieux pour faire les informations requises; et sur la dĂ©position des tĂ©moins ils constatĂšrent la vĂ©ritĂ© et la nature du dĂ©lit. Le taureau fut condamnĂ© Ă ĂȘtre pendu. L'exĂ©cution de ce jugement se fit aux fourches patibulaires de Moisy-le-Temple. La mort d'une bĂȘte expia ainsi celle d'un homme. «Ce supplice ne termina pas la scĂšne. Il y eut appel de la sentence des officiers du comte, comme juges incompĂ©tents, au parlement de la Chandeleur de 1314. Cet appel fut dressĂ© au nom du procureur de l'hĂŽpital de la ville de Moisy. Le procureur gĂ©nĂ©ral de l'ordre intervint. Le parlement reçut plaignant le procureur de l'hĂŽpital en cas de saisine et de nouvelletĂ©, contre les entreprises des officiers du comte de Valois. Le jugement du taureau mis Ă mort fut trouvĂ© fort Ă©quitable; mais il fut dĂ©cidĂ© que le comte de Valois n'avait aucun droit de justice sur le territoire de Moisy, et que les officiers n'auraient pas dĂ» y instrumenter.»