Variations sur la légitimité historique et la culture du pronunciamiento

RETOUR SUR LE «COUP D’ETAT» DU 19 JUIN 1965
Variations sur la légitimité historique et la culture du pronunciamiento
Ali MEBROUKINE (*)
  - Mercredi 17 Juin 2009 - Page : 9

Pour Houari Boumediene, il fallait créer un Etat fort et unifié adossé à une armée populaire

Plus de trente ans après le décès de Houari Boumediene, 44 ans après sa prise du pouvoir, le 19 juin 1965, la question de la légitimité historique du 2e président de la République algérienne continue de faire débat. Ce sont surtout les contempteurs de HB qui accaparent le sujet en essayant de faire ressortir l’illégitimité originelle du régime issu du «coup d’Etat» du 19 juin 1965. Ce procès en sorcellerie s’alimente à une interprétation ou une lecture de l’histoire qui est totalement controuvée.
Plus récemment, à l’occasion de la modification de la Constitution du 28 novembre 1996 par l’ancien ministre des Affaires étrangères de HB, devenu, en avril 1999, le 5e président de la République, un certain nombre d’acteurs politiques ont saisi cette opportunité pour accabler le régime de HB et présenter son successeur lointain comme un tenant de la culture du putsch.
Pour mieux comprendre le «coup d’Etat» du 19 juin 1965, il faut remonter plus haut dans l’histoire et s’efforcer de poser les bonnes questions.
Mohamed Harbi, Gilbert Meynier, Benjamin Stora et d’autres historiens font remonter la dérive prétorienne du Mouvement national à l’élimination politique de Abane Ramdane, au 2e Cnra d’août 1957 qui s’est tenu au Caire. Or, la vérité historique oblige à dire que la militarisation du Mouvement national relève d’une circonstance historique plus déterminante qui est le déclenchement de la guerre de Libération nationale. Dès lors que le PPA/ Mtld avait échoué, par la voie légale, à arracher à la France coloniale des concessions politiques majeures, inscrites au demeurant dans les promesses que celle-ci avait faites régulièrement, à partir du 2e conflit mondial, seul le recours aux armes était apparu, en mars 1954, aux yeux du Crua, comme la condition sine qua non de l’indépendance de l’Algérie.
Le Mouvement national avait compris qu’il était vain d’attendre de l’Etat colonial qu’il acceptât une indépendance précédée de négociations, comme cela avait été le cas avec le Maroc, la Tunisie et la totalité des pays de l’ancienne Afrique noire française. De surcroît, l’échec des Messalistes et l’enterrement de leur projet de rupture graduelle avec la France mettait inévitablement au-devant de la scène les activistes et par voie de conséquence ceux qui déclencheront l’insurrection armée. De ce fait, le mot d’ordre brandi par A. Ramdane de la supériorité du politique sur le militaire, en août 1956, arrivait trop tard.
Ce mot d’ordre n’aurait eu de chance de s’imposer que si l’Algérie avait pu faire le choix d’une autre option que celle de la lutte armée pour conquérir son indépendance. La supériorité du politique sur le militaire (comme du reste celle de l’intérieur sur l’extérieur) était en 1956 une pétition de principe. Si dérive prétorienne du Mouvement national, il y eut, celle-ci procédait de la victoire du courant activiste, essentiellement constitué d’anciens de l’Organisation spéciale (OS) et du Crua sur les courants messalistes et même centralistes, ce dernier se ralliant, bon gré malgré, à l’insurrection armée. A cette époque, HB est quasiment un inconnu qui poursuit ses études en Egypte.

Le Gpra, les wilayate de l’intérieur et l’EMG
HB et A.Bouteflika ont été accusés par certains politiciens, passablement ignorants de l’histoire de l’Algérie, d’avoir fait un coup de force contre le Gpra en 1962. Ce postulat participe du révisionnisme. L’EMG dirigé par HB, à partir de 1960, était une émanation du Cnra et sa légitimité historique était incontestable. Pour le surplus, HB fit preuve d’un loyalisme exemplaire à l’égard du Gpra en sanctionnant impitoyablement ceux qui, à un moment donné, se sont rebellés, non sans raison du reste, contre lui (tel le brave colonel Lamouri). L’EMG a ensuite «encadré» les négociations d’Evian, de sorte à ce que des concessions indues ne fussent pas accordées aux représentants de l’Etat colonial, même si à aucun moment la bonne foi des négociateurs algériens ne fut mise en doute. Plus important est le génie de HB qui sut mettre sur pied, à partir de presque rien, une armée homogène, soudée, disciplinée, issue de l’Algérie profonde. Cette armée n’était pas un outil prétorien. Et le plus remarquable est que cette armée n’était pas une armée de miliciens, à la solde de clans ou de factions.
L’Armée des frontières avait vocation à supplanter l’ALN, une fois l’indépendance recouvrée. On peut regretter-on doit regretter-, l’incorporation en son sein, de ce que l’on appelle «les déserteurs de l’Armée française» (les DAF), dont certains occuperont des postes clés dans l’appareil d’Etat sous Chadli, tout en restant, semble-t-il, inféodés à de secrètes officines françaises (ce n’est plus le cas aujourd’hui). Quoi qu’il en soit, l’historien retiendra que si HB n’avait pas organisé l’armée algérienne, durant la guerre de Libération nationale, l’indépendance aurait été marquée par des affrontements sanglants entre milices rivales qui auraient fatalement conduit à une guerre civile totale.
S’agissant du Gpra, on oublie de dire qu’il fut le siège de nombreuses crises dont l’élimination de Ferhat Abbas par Benyoucef Benkhedda, en août 1961. Par ailleurs, le Gpra était ouvertement contesté par les wilayate de l’intérieur, révoltées à l’idée de devoir supporter seules le fardeau de la guerre, au moment où s’intensifiaient les bombardements des troupes du général Challe. Pour le surplus, le Gpra s’était montré incapable de rappeler à l’ordre le Conseil interministériel de la guerre (CIG), constitué de chefs de clan (K.Belkacem, L.Bentobbal, A. Boussouf) qui n’avaient aucune vision de la construction d’un Etat, tout occupés qu’ils étaient à se constituer des clientèles, dans la perspective de la prise du pouvoir, à l’Indépendance. Quant à la destitution, le 30 juin 1962 de l’EMG par le Gpra, elle était illégale (l’EMG procédant du Cnra) et témoignait, en outre, de l’aventurisme de certains de ses dirigeants. La vérité est que le Gpra n’était guère préparé à assurer la relève de l’Etat colonial et sa cohésion tellement fragile qu’elle vola en éclats, dès l’entrée des troupes de l’EMG à Alger, le 3 juillet 1962. Une partie de son ossature rallia le Groupe de Tlemcen (autour de Ahmed Ben Bella et de l’EMG), et l’autre le groupe de Tizi Ouzou (autour de Krim, Aït Ahmed et M. Boudiaf).

L’élimination de Ahmed Ben Bella ou le rétablissement de l’Etat
Depuis son investiture comme président du Conseil par l’Assemblée nationale constituante, le 29 septembre 1962, puis son élection à la présidence de la République, le 15 septembre 1963, Ahmed Ben Bella (ci-après ABB), n’a eu de cesse de désorganiser l’ensemble des institutions, de multiplier les mesures démagogiques et improvisées, de déstabiliser le fonctionnement de l’économie (notamment en instaurant l’autogestion), puis, à partir du 3 octobre 1963 se mit à légiférer par ordonnance en vertu de l’article 59 de la Constitution qui lui conférait les pouvoirs exceptionnels, sans qu’aucune circonstance sérieuse ne le justifiât. Constatant cette dérive, HB après avoir obtenu l’assentiment non pas seulement des membres du Groupe d’Oujda, mais de la quasi-totalité des colonels, anciens chefs de wilaya (S.Boumnider, Y.Khatib, T.Zbiri, S. Mohammedi, M.Oulhadj), des personnalités marquantes (A.Mendjli, B.Boumaza, S.Soufi) et d’autres hommes puissants (A. Bencherif, A.Draia) se résout à renverser ABB, alors que ce dernier s’apprêtait à mettre fin aux fonctions de A. Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères. S’agit-il d’un coup d’Etat? Il est très insolite mais guère surprenant que nos politologues et nos historiens soient obnubilés par les catégories intellectuelles occidentales et peinent à s’affranchir d’un certain francocentrisme qui a été pourtant impuissant à restituer la complexité du système politique algérien, car il postulait que la science politique est avant tout science de l’Etat et non science du pouvoir. Coup d’Etat que celui qui cherche à restaurer la légalité des institutions, systématiquement bafouée depuis 1962? Coup d’Etat que celui qui est approuvé par toutes les populations, enfin délivrées d’un tyranneau de douar, ayant foulé au pied toutes les règles et tous les principes? Coup d’Etat que celui qui réhabilite l’image de l’Algérie à l’extérieur et rassure nos partenaires? Si coup d’Etat il y eut, c’est le coup d’Etat permanent de ABB contre les institutions et contre la volonté de l’Assemblée nationale que HB aurait gagné à ne pas dissoudre, tant elle était composée de militants intègres et dévoués. Il faut ajouter que des historiens peu suspects de sympathie à l’égard de HB (tels L. Addi, M.Harbi) admettent que le régime issu du 19 juin 1965 n’était pas une dictature militaire. Ceci conforte l’hypothèse que l’objectif de HB n’était pas d’ouvrir l’accès au pouvoir à une avant-garde prétorienne, mais plutôt d’intégrer l’armée dans le système social algérien.
Les critiques acerbes de K.Nezzar contre le désintérêt de HB pour la modernisation de l’ANP démontrent a fortiori que le président algérien n’était guère enclin à faire de l’institution militaire un corps extérieur à la société. Pour HB, il fallait créer un Etat fort et unifié adossé à une armée populaire, garante de l’intégrité territoriale et assurant la sécurité du pays.
Reste le bilan du personnage. Ce n’est pas le lieu de le dresser en détail. Le président HB entendait sortir l’Algérie du sous-développement en privilégiant l’industrie lourde, réhabiliter les campagnes, démocratiser l’enseignement, récupérer les ressources naturelles pour accroître les richesses du pays. Il a commis plusieurs erreurs, n’a pas toujours su choisir ses collaborateurs, a surestimé les capacités des Algériens à surmonter les obstacles au développement et sous-estimé le faible degré d’adhésion des fellahs à la Révolution agraire ainsi que la lourde hypothèque démographique. Il pensait que la volonté politique, souveraine et abstraite, lui permettrait de transformer à discrétion une société d’individus atomisés n’ayant pas pleinement accédé à la conscience nationale. A ceux qui continuent de prétendre (ils sont très nombreux) que les difficultés actuelles de l’Algérie sont le legs du régime de HB, on fera remarquer ceci: le président HB est décédé depuis plus de 30 ans; les occasions, qui se sont présentées dans cet intervalle à ses successeurs de faire repartir l’Algérie du bon pied, n’auront pas manqué. Elles ont toutes été gaspillées. Il ne reste qu’à espérer aujourd’hui, alors qu’un audit exhaustif sur l’Algérie est disponible et que le diagnostic sur l’état des lieux est désormais partagé par tous les acteurs politiques, économiques, sociaux et culturels, que le président de la République réforme, enfin, en profondeur, la société algérienne.

(*) Professeur d’enseignement supérieur



17/06/2009
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