Reportage : Cherchell, la capitale des rois numides engloutie sous le béton
A une centaine de kilomètres à l'ouest d'Alger, au cœur de la rive sud de la mer Méditerranée, une ville antique, patrimoine archéologique d’une valeur inestimable, subit depuis plusieurs années, au vu et au su de tout le monde, des dégradations. Cherchell, la cité antique de Iol-Cæsarea, la capitale de nos ancêtres les rois numides, est complètement abandonnée à son sort, laissant ses ruines et ses vestiges s’écrouler au fil du temps et, surtout, en raison de l’insouciance de certaines gens, d’un ministère et d’un Etat qui n’accordent que peu d’intérêt à ce secteur d’une importance capitale pour l’écriture de histoire et l’enracinement de notre l’identité nationale. Durant la décennie noire, beaucoup de gens ignorant la valeur d’une telle ville et d’un tel patrimoine, profitant du vide juridique à cette époque, ont envahi la cité antique pour la transformer en un véritable royaume de béton. La déchéance de la cité, bien qu’elle ait débuté bien avant, s’est accélérée durant cette décennie pour se prolonger jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qu’on appellerait, désormais, le terrorisme du patrimoine…
Mehdi Mehenni - Alger (Le Soir) - Bien que la ville de Cherchell, avec tous ses vestiges et ses monuments apparents ou engloutis sous terre est classée patrimoine national, ce qui lui donne le statut d’une cité intangible et qui doit bénéficier d’une préservation particulière, il est malheureusement aujourd’hui constaté que de nombreux vestiges aussi rares et d’une valeur incontestable sont complètement délaissés. Alors que le reste de la ville antique qui est toujours engloutie sous terre a été étouffé par de nombreuses constructions qui n’avaient pourtant pas lieu d’être dans cette terre historique censée être protégée par des lois universelles.
Le plus grand amphithéâtre au monde délaissé L'amphithéâtre où étaient programmés des jeux et des combats dans l’antiquité fait partie des premiers édifices élevés à Cæsarea. Il a été construit à l’entrée est de la ville, près du cap Tizirine. Il représente le meilleur exemple de la première phase des constructions d’amphithéâtres dans l’antiquité. Son architecture est unique dans le monde romain. Le centre de l’arène est composé d’un grand espace rectangulaire prolongé sur les côtés de deux espaces semi-circulaires qui ferment l’amphithéâtre, à l’est et à l’ouest, ce qui fait sa différence avec les autres de forme elliptique. Sa superficie de 4 082 m2 est la plus grande connue pour un amphithéâtre, nettement supérieure à celle du Colisée de Rome. Il y a encore un siècle, on pouvait encore contempler à Cherchell les restes des gradins établis sur des voûtes rampantes, les galeries voûtées et les longs couloirs à feuillures où glissaient des herses qui réglaient le passage des fauves. Aujourd’hui, il n’en est presque rien. Le plus grand amphithéâtre au monde, supérieur à celui de Rome, est abandonné aux quatre vents. Depuis que sa porte d’accès a été saccagée puis volée, l’accès à cet édifice historique reste totalement libre à tout individu. Le terrain de l’arène s’est carrément transformé en un stade de football où, quotidiennement, les jeunes riverains organisent des parties entre eux. Quant aux tribunes et le reste de l’amphithéâtre, ils sont carrément devenus des abris pour couples, drogués, malfrats et autres ivrognes. Côté hygiène, toutes sortes d’immondices sont éparpillées partout. Mais le plus grave, c’est les nombreuses villas qui ont poussé sur et autour de ce chef-d’œuvre vivant qui aurait pu abriter de grandes manifestations sportives et culturelles et accueillir des milliers de touristes.
Le scandale du terrain «Boufarik» C’est certainement le plus grand scandale qui a marqué ces dernières années la ville de Cherchell, mais qui est pourtant passé inaperçu. Il s’agit en effet d’un site majeur de la ville de Iol-Caesarea, Cherchell. Les faits remontent aux années 1980 lorsqu’à la demande des autorités locales qui projetaient, pour des constructions de villas, de morceler un terrain à l'ouest de la ville, des sondages archéologiques ont pu être réalisés dès 1979 et 1980. La fouille programmée pour l’année 1982 n’a débuté qu’en 1986/1987, par des campagnes de 1 à 2 mois par an, et ce jusqu’à l'année 1990. Trois parties du terrain ont fait l’objet de fouilles ; il s’agit des secteurs aux extrémités sud-est et nordest, ainsi que du secteur central du site. De la nécropole musulmane du XVIe/XVIIe siècle à la ville de Juba II dont un angle de construction rasé a été découvert. La nécropole qui recouvrait le site dans sa partie orientale a été partiellement fouillée et semble se prolonger vers l’est sous la rue Ghezal. Très importantes et denses, les tombes orientés d’est en ouest remplissent toute la parcelle vers la rue Ghezal et donc vers la ville, sur une superficie de 1000 m2. Les niveaux antiques ont été mis au jour, mais le plan d’ensemble n’a pas été totalement étudié. De nombreux espaces dont deux voies nord/sud, un habitat luxueux au sud et des commerces au nord du site ont été exhumés. Au nord et à l’ouest du terrain, les recherches ont révélées la présence de bâtiments publics, de voies et de constructions en élévation (2m). Bien que ces fouilles aient pu révéler l’existence d’une ville romaine et un mélange de civilisations enfouies sous terre, ce qui est pourtant censé annuler le projet de l’APC, des villas ont été construites à partir des années 1990 sur les sols mosaïqués et les structures de la ville antique, détruisant ainsi tout le secteur occidental ! De jeunes gens habitant à proximité du terrain en question et avec lesquels nous nous sommes longuement entretenus témoignent d’un massacre sans précédent : «Tout le monde est au courant de ce scandale à Cherchell. Tout le monde sait ce qui s’est passé. Durant les travaux de construction des ces villas, on a pu trouver beaucoup d’objets de valeur : des bagues en or, des jarres, des statuts et autres pièces de monnaie de l’époque. On les a tous vendus à des voisins qui, à leur tour, les revendaient à des étrangers ou à des collectionneurs. Il est vrai qu’à cette époque, on ne connaissait pas vraiment la valeur de ces objets. Les bagues en or romaines, on les vendaient à 300 DA ! Mais ce n’était pas de notre faute, il fallait préserver ce site. Ces villas ne devraient pas exister ; ici, tout le monde sait ce qu’il y a en-dessous». Aujourd’hui, sur cette surface de plus de 2,5 hectares de ruines, demeurent seulement deux petites parcelles de terrain, qui ne tarderont pas d’ailleurs à subir le même sort.
Une mosquée sur une nécropole romaine La nécropole de l’oued Nsara située à près de 2 km du rempart romain est, en réalité, la continuation de la nécropole découverte à l’occasion de fouilles effectuées sur le Cap Tizirine, à l’intérieur du rempart romain. L’enquête établie sur les lieux a permis de constater que le site est totalement en ruine. Les recherches et fouilles étant gelées, aucune opération de consolidation et de restauration n’a été enregistrée à ce jour. Le site demeure totalement abandonné. Mieux encore, un projet de construction de mosquée a été autorisé sur une bonne partie de la nécropole. Non seulement on a déjà construit quelques maisons sur et autour de cette nécropole, mais encore, avec ce projet de construction de mosquée, on a dû détruire une bonne partie de ce monument historique enfoui sous terre. La construction d’une mosquée est certes une chose louable, mais la bâtir sur un tombeau romain est une chose inconcevable. C’est comme si on construisait une mosquée sur un cimetière. D’autant plus que ce ne sont pas les espaces qui manquent, pour avoir à l’ériger de la sorte, sur un monument historique de cette valeur. Pour le reste du site, l’entretien demeure totalement absent. On remarque une dégradation de l’état du site et un décollement fréquent des matériaux, à savoir les maçonneries et les jointures, en raison d’aléas climatiques (gel, soleil, vent et pluie…). L’herbe nuisible et envahissante attaque en profondeur les matériaux et la formation de champignons qui se développe par suite de l’amoncellement de feuilles participe à la dégradation de la pierre. La clôture est absente, alors que sa présence est indispensable pour assurer la préservation du site et empêcher la réalisation de constructions illicites. Les panneaux de signalisation demeurent introuvables pour indiquer le nom et la date du classement de l’édifice et sa fiche technique expliquant l’historique et sa description.
Aïn-Ksiba ou la Casbah de Cherchell C’est sans aucun doute l’une des plus importantes anciennes villes arabes. Bâtie entre le XVIe et le XVIIIe siècle, Aïn-Ksiba représente le cliché type de la civilisation arabe qui a marqué la région durant la période des Ottomans. Par son style architectural, entre la fusion des maisons, l’étroitesse des ruelles, les raccourcis et les accès, il n’y a presque pas de différence entre elle et la Casbah d’Alger ou celle de Constantine. Aujourd’hui, si la Casbah d’Alger a pu plus au moins résister au temps, celle de Cherchell est presque inexistante. D’autres maisons de deux à trois étages conçues de la manière la plus anarchique qui soit ont pris place au milieu de ce site historique. Pourtant, il s’agit là d’un périmètre protégé par le ministère de la Culture. Mais devant la passivité des premiers responsables concernés, l’irréparable s’est malheureusement produit.
L’aveu des responsables… Devant cette situation alarmante, voire catastrophique, le secrétaire général de l’APC de Cherchell, Abdelkader Djbaoui, s’est dit vraiment désolé de voir la ville qui a donné naissance à ses aïeux subir un tel sort. Interrogé sur la part de responsabilité de l’APC dans la protection et la préservation de ce patrimoine qui se situe dans leur périmètre, Djbaoui pense que c’est plutôt le ministère de la Culture qui doit veiller sur ces monuments historiques. «Malgré cela, on les aide de temps à autre en procédant au nettoyage des sites», a-t-il confié. Quant au scandale du terrain «Boufarik», il affirme que l’APC n’a délivré aucune autorisation pour la construction de ces villas. «Ces gens-là sont dans une situation irrégulière. Ils ont bâti leurs maisons illicitement», a-t-il indiqué. Selon lui, l’affaire remonte à 1995 lorsque le directeur de la culture de la wilaya de Tipasa de cette époque avait délivré un avis favorable pour la réalisation de ce projet, alors que des fouilles avait révélé l’existence d’une ville antique enfouie sous terre. Bien qu’une autre circulaire soit venue annuler la première, le mal étant déjà fait, les propriétaires ont quand même poursuivi la construction de leur villa, car ils avaient déjà acheter les terrains. S’agissant de Aïn Ksiba, Djbaoui pense plutôt qu’il ne faut pas en vouloir à ceux qui ont érigé des villas à la place de la Casbah de Cherchell. Selon ce dernier, après les deux séisme de 1982 et de 1989 qui ont frappé la ville et ses environs, ces anciennes habitations ont, dans leur majorité, été endommagées. Comme le ministère de la Culture n’avait pas procédé à leur restauration, les habitants se sont retrouvés dans l’obligation de se prendre en charge. C'est-à-dire construire des maisons, chacun à son goût et selon ses moyens, alors que le site obéit logiquement à des normes et à un cahier des charges. Si pour le secrétaire général de l’APC de Cherchell le constat est amer, le directeur de la culture de la wilaya de Tipasa, Hocine Ambes, semble avoir une toute autre vision des choses. Plutôt positive. Selon ce dernier, même dans une situation catastrophique, on peut trouver des points positifs. Devant la dégradation que subit le patrimoine archéologique de Cherchell, Ambes pense plutôt qu’il y a des efforts considérables d’accomplis par le ministère de la Culture. Toutefois et tout en évitant les questions qui dérangent, celuici a admis qu’il y a quelques problèmes qui se posent mais qui relève de la responsabilité de l’Office national de gestion et d’exploitation des biens culturels (OGEBC), et non de sa direction. «A mon avis, l’OGEBC a des problèmes objectifs dans la gestion du patrimoine», a-t-il indiqué, sans plus de précisions. Toujours de l’avis de ce dernier, la question du patrimoine est beaucoup plus complexe que ne le pense les gens. «La gestion du patrimoine matériel et immatériel relève d’abord de la responsabilité de l’Etat», a-t-il précisé. En d’autres termes, si l’on interprète les propos de ce responsable, qui a évité d’évoquer les problèmes de fond, tout le monde est responsable sauf la direction de la culture dont il en est le responsable. Pourtant, le premier responsable du patrimoine au niveau d’une wilaya c’est la direction de la culture, qui reste le premier représentant du ministère de la Culture au niveau d’une wilaya. Cette structure doit veiller sur tout ce qui est préservation, restauration, conservation… Par contre, l’OGEBC n’est qu’un office qui est chargé de la gestion, l’exploitation et le gardiennage des sites. C’est ce qu’affirme d’ailleurs, M. Hamouche, sous-directeur de l’Office national de gestion et d’exploitation des biens culturels (OGEBC). «Je viens de recevoir un rapport alarmant sur la situation du patrimoine à Cherchell. Apparemment, il se passe des choses très graves là-bas, et la direction de la culture n’a même pas daigné nous en informer. De toute manière, j’ai envoyé une équipe pour inspecter les lieux », a-t-il indiqué. Selon ce dernier, qui a adopté le ton de la franchise, il y a des problèmes à Cherchell qui sont plus graves que ceux cités plus haut. Tout en admettant que les sites de Cherchell sont très sensibles par rapport à d’autres et auxquels il faudrait accorder un intérêt particulier, vu la valeur et la particularité de certains vestiges jugés uniques, Hamouche a toutefois admis l’impuissance de l’OGEBC à gérer ce site. «On ne peut pas, sans moyens humains, surveiller Cherchell. On dispose de très peu d’effectifs. C’est pour cela que la majorité des sites sont totalement abandonnés. On n’a même pas de quoi payer les gardiens», a-t-il ajouté. Selon ce dernier, devant le manque de moyens, le temps qui presse et un patrimoine qui se dégrade de plus en plus, les collectivités locales, les différentes directions ainsi que les citoyens sont appelés à apporter leur contribution. «Quotidiennement, des directeurs de sites nous appellent pour nous signaler que des égouts ont débordé sur les lieux, que des enfants qui jouent au ballon ont cassé des vitres, que des chiens errants ont envahi le site, que des voyous viennent y prendre de la drogue et de l’alcool, qu’un arbre est tombé sur une statue… On alerte les collectivités locales, mais à chaque fois ces dernières refusent de réagir. C’est inconcevable ! Ce ne sont tout de même pas nos gardiens qui vont courir après les enfants ou les chiens errants», a-t-il clamé. Selon les déclarations de Hamouche, depuis la promulgation de la loi 98-04, certaines tâches ont été affectées aux autorités locales. Il existe même actuellement des commissions de classement du patrimoine au niveau des APC et des APW. Elles sont donc appelées à intervenir dans plusieurs cas, mais elles ne le font jamais, selon ce dernier. «Si au moins elles nous informaient au moment voulu des problèmes existant au niveau de certains sites», a-t-il conclu. Enfin, il faut dire qu’il est vraiment désolant de constater que pendant que toute une ville antique, un patrimoine archéologique d’une valeur inestimable et des monuments historiques uniques en leur genre subissent de telles dégradations, les premiers responsables concernés restent cloîtrés dans leurs bureaux, se renvoyant sempiternellement la balle, évitant ainsi d’assumer leurs responsabilités. M. M.
Aberration ! Devant cet état de fait, il y a lieu de se poser un tas de questions. A quoi sert finalement un ministère de la Culture ? A promouvoir la culture bien sûr. Mais le problème est justement là. Le concept de culture varie d’un pays à l’autre. Alors que dans les pays développés, la culture est synonyme de livre, de recherche, d’écriture de l’histoire, de vestiges, de savoir, chez nous, la culture repose principalement sur «echtih ou rdih». Pendant que le ministère de la Culture organise des festivals et invite des chanteurs orientaux et des danseuses à coup de milliards de dinars, une bonne partie de l’histoire algérienne est complètement défigurée. Pourtant, la préservation d’un site tel que l’amphithéâtre de Cherchell ne demande pas ce qu’exige une Haïfa Wahbi ou un Tamer Hocni qui, en plus des 2 milliards qu’ils ont encaissés, ont bénéficié d’un séjour avec prise en charge totale dans un hôtel cinq étoiles. Pourtant, Cherchell est une étape très importante de l’histoire algérienne. C’est une ville ou existaient de très grands palais à l’époque des rois numides (Jugurtha, Micipsa, Juba I, Juba II…). On dit que sa population était de 500 000 habitants et qu’elle était protégée par une muraille de 7 km de long. Dans l’antiquité, les Romains trouvaient son climat plus clément et favorable que celui de Rome. La preuve, on a construit à Cherchell des monuments beaucoup plus important que ceux de Rome, ce qui renseigne sur la place qu’occupait cette ville dans l’antiquité. De nos jours, cette phase importante de l’identité algérienne est complètement négligée. Où est le grand Palais de Juba II ? Où se trouve la chambre nuptiale de Cléopâtre Séléné (fille de Cléopâtre VII reine d’Egypte et de Marc Antoine empereur romain) ? Où est la grande bibliothèque de Juba II qui contenait toute la documentation sur nos ancêtres, des livres écrits dans leur majorité en langue punique. Des choses que nous ne découvrirons jamais si on continue à négliger notre histoire. Des documents, des vestiges et des monuments sont quotidiennement détruits. Des pièces essentielles avec lesquelles on aurait pu écrire, depuis le temps, notre histoire. Mais comme l’a si bien dit dans ses mémoires Diego de Haëdo, un captif espagnol qui a séjourné en Algérie au XVIe siècle, «les Algériens ont songé à tout, sauf à écrire leur histoire». Des propos qui touchent l’amour propre de tout Algérien, mais il faut dire, toutefois, que si ce n’était cet hauteurhistorien, on n’aurait jamais pu connaître certains détails de la période ottomane. On a toujours et on continue à écrire l’histoire de l’Algérie à notre place… La honte ! M. M. |
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