Deux repentis et un ex-otage du GIA témoignent : Retour sur l’enlèvement des moines de Tibhirine

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Deux repentis et un ex-otage du GIA témoignent : Retour sur l'enlèvement des moines de Tibhirine
Dans la nuit du 16 au 17 mars 1996, sept moines du monastère de Tibhirine, à Médéa, sont arrachés à leur...
 

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Deux repentis et un ex-otage du GIA témoignent : Retour sur l’enlèvement des moines de Tibhirine

le 27.03.12 | 10h00

 
 

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines du monastère de Tibhirine, à Médéa, sont arrachés à leur sommeil par un groupe de terroristes. Durant les 53 jours de leur séquestration, ils subiront les pires épreuves de leur vie, rarement révélées, avant d’être exécutés. Pour la première fois, nous reconstituons le voyage au bout de l’enfer qu’ils ont dû faire à Médéa. Il s’agit là d’une première étape, avant celle de Bougara, à Blida, où leur sort a été scellé.
 

Il y a seize ans, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines de Tibhirine sont enlevés par un groupe de terroristes pour être exécutés presque deux mois après. Ce douloureux anniversaire coïncide avec la réception, en Algérie, de la commission rogatoire délivrée par le juge Marc Trévidic, qui instruit l’affaire en France. Le magistrat s’intéresse particulièrement à la première étape de l’enlèvement relative à la séquestration des otages dans la région de Médéa. Avec l’aide de deux repentis, Abdelkader Allali et Mohamed Mayouf, anciens guides et agents de liaison du GIA pour la région de Msennou et Guerouaou, ainsi que le récit d’un ex-otage, Larbi Benmouloud, qui a miraculeusement échappé à la mort cette nuit-là, nous avons refait le voyage des moines depuis leur enlèvement du monastère jusqu’à leur sortie de Médéa en direction de Bougara, vers le quartier général de Djamel Zitouni.

Allali et Mayouf connaissent la région comme leur poche. Ils étaient considérés comme les «yeux» du groupe de Chahba-Mouna Djamel, alors émir de la zone de Médéa. Ils se sont rendus aux services de sécurité pour échapper aux opérations de liquidation physique menées par Antar Zouabri, le successeur de Djamel Zitouni à la tête du GIA.
Les deux guides révèlent des détails hallucinants sur ce rapt, dont l’exécution a nécessité l’aide de plusieurs groupes de la région de Médéa. «Deux jours avant l’enlèvement, ou peut-être le jour même, un regroupement de 150 personnes a eu lieu à Ksar El Bey, à Guerouaou», révèle AbdelkaderAllali. Avec Mohamed Mayouf, il tente de reconstituer les faits de cet épisode et en même temps expliquer l’organisation du GIA à cette époque.

Notre voyage commence à partir du monastère, lieu de l’enlèvement. Les éléments se sont scindés en plusieurs groupes, chacun avec une mission bien précise. «C’est sous la direction de l’émir Djound (bataillon), Abou El Hareh, de son vrai nom Maiz Mohamed, et Chahba-Mouna Djamel, dit El Bosni (en référence au fait qu’il soit l’auteur de l’assassinat des Bosniaques à Tamezguida), que l’opération s’est déroulée. Les deux ont regroupé les phalanges de Ouezra, d’El Hamdania, de Ksar El Boukhari et de Guerouaou, avant de les scinder en trois sections. L’une composée de 16 éléments, à sa tête Meziane Baghdad, membre de la seriat Kheibar de la phalange Tabaria, auteur de l’enlèvement et de l’assassinat de deux membres de la famille Belahdjar, Serraj et Moulay Abderrahmane ; le deuxième chargé du rapt (échoué) de Hocine Slimani et le troisième, embusqué sur la RN1 devant assurer la protection du convoi des otages» explique Abdelkader Allali.

Après avoir investi le monastère, Abou El Hareth réveille les sept moines et leur intime l’ordre de le suivre. A pied, ils dévalent la descente et traversent, en quelques dizaines de minutes, la RN1 pour se diriger à travers le bois Oued Sidi Ali, où des véhicules les attendent. Au même moment, un autre groupe fait irruption à Moualdia, un quartier situé en contrebas du monastère, et pénètre dans les trois maisons de la famille Benmouloud (parents par alliance de Belhadjar, alors émir d’une katiba du GIA pour Médéa). Il tue un des membres, en blesse un et enlève les trois autres, qu’il dirige vers Oued Sidi Ali.


Larbi Benmouloud : «Mon retour sur les lieux est une thérapie»


L’un d’eux est Larbi Benmouloud. Il nous raconte : «Après nous avoir fait marcher jusqu’à Oued Sidi Ali, ils nous ont bandé les yeux et embarqués à bord d’une Mercedes et une Daewoo vers une direction inconnue.» En acceptant de revenir sur les lieux du rapt, Larbi espère «faire sa thérapie» et chasser, une fois pour toutes, les cauchemars qui rongent ses nuits depuis 16 ans. Il se rappelle de cette nuit du mardi 26 au mercredi 27 mars, durant laquelle lui, son frère et son cousin ont été enlevés par Missoum, le terroriste dont le nom faisait trembler les plus courageux. Il refait l’itinéraire par où il a rejoint Oued Sidi Ali, sous la menace des armes.
Une fois arrivés, les trois otages sont embarqués brusquement à bord d’une Daewoo et d’une Mercedes. «Ils nous poussés violemment à l’intérieur des véhicules et nous ont bandé les yeux. Je sais que nous avons roulé un bon moment, puisque que nous sommes arrivés vers le lever du jour», dit-il. Il se méfie beaucoup de Abdelkader et de Mohamed et évite même de s’attarder avec eux. Ils lui rappellent son cauchemar, nous confie-t-il.
A Sidi Ali, les deux repentis nous guident dans les virages sinueux des hauteurs pour arriver enfin au sommet de Gherfat Guerouaou. La région est désertique et la route très abîmée. Quelques patriotes occupent encore une école, abandonnée par une population poussée à l’exode. Quelques-uns préfèrent nous accompagner. «L’endroit a été traité par les éléments de l’ANP, mais on ne sait jamais…», nous lancent-ils.

Nous laissons les véhicules à quelques centaines de mètres pour poursuivre le chemin à pied. Larbi Benmouloud tremble de tous ses membres. Il reconnaît l’endroit et avance difficilement vers d’anciennes maisons dont les toits et quelques murs ont été détruits par des bombardements. Leur ossature est cependant intacte. Larbi s’arrête, murmure quelques mots, hésite, fait marche arrière puis avance vers la porte d’une d’entre elles. «C’est ici. Je me rappelle bien. Le film me revient. Lorsque nous sommes arrivés, il faisait jour. Ils nous ont enlevé le bandage des yeux. Ils nous ont installés dans cette pièce», raconte-t-il. De temps à autre, il lance des regards furtifs sur Mohamed et Abdelkader.  Les larmes aux yeux, les mains tremblantes, Larbi Benmouloud nous emmène vers l’arrière des maisons, appelées Kasr El Bey, partiellement en ruine. «C’est ici que les terroristes s’étaient regroupés la veille de l’enlèvement. Parfois, ils y avait 400 à 500 hommes», lance Abdelkader. Mohamed, lui, se rappelle certains détails, comme la présence de Abderrazak El Para ou encore Guermezli, connu sous le nom de Benyekhlef. Les deux repentis se remémorent quelques souvenirs du passé. Ils connaissent parfaitement les lieux, mais également les terroristes qui y sont passés et dont l’écrasante majorité n’est plus de ce monde. «Regardez, sous cette pièce il y a une casemate où les terroristes se cachaient lorsque les militaires survolaient la région», explique Abdelkader. La casemate est bien visible. Elle est construite sous la maison et peut abriter plusieurs personnes en même temps.

En face, Larbi ne cesse de tourner autour de la chambre où il avait été séquestré avec son frère et son cousin. «Nous ne sommes pas restés très longtemps. Ils étaient nombreux et tous armés. Quelques heures après, ils nous ont fait descendre à quelques kilomètres, vers la plaine, dans les mêmes véhicules», poursuit-il. Abdelkader lui dit : «Vous avez été transférés vers Taghlalt.»
Nous ne pouvons y aller, la journée tire à sa fin. Il n’est pas question pour l’équipe d’être à cet endroit à la tombée de la nuit. Le lendemain matin, nous reprenons le chemin vers Kasr El Bey. Benmouloud est plus calme. Vu d’en haut, rien n’apparaît dans cette plaine entourée d’arbres. A l’époque, la route était carrossable. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Elle est complètement défoncée.
Nous sommes obligés de marcher au moins 2,5 km. Quelques vieilles maisons apparaissent. Larbi s’arrête : «Les véhicules se sont arrêtés ici. Ils ne pouvaient plus continuer. Nous avions marché quelques centaines de mètres pour être mis dans ces maisons», dit-il. La peur ne se lit plus sur son visage ; il semble l’avoir vaincue. «Je me sens mieux qu’hier. Je n’aurais jamais pensé qu’un jour je reviendrais sur ces lieux maudits», murmure-t-il, en évitant le regard de Abdelkader et Mohamed.


Les moines dormaient sous les cris des suppliciés


A l’exception des dégâts occasionnés aux toits et de l’effondrement de quelques murs de clôture, la maison ayant servi de lieu de séquestration des moines se dresse encore devant nous.
Trois pièces, l’une à côté de l’autre, puis une quatrième –selon Mohamed, elle servait de poste de surveillance pour les gardes – composent la demeure. «Nous sommes dans une zone de passage. Tous les groupes y faisaient une halte. De nombreuses femmes, généralement des veuves et des divorcées que les terroristes avaient épousées, habitaient dans les maisons en face et faisaient la cuisine. Les émirs s’asseyaient sous cet amandier pour faire les halakat. De nombreux dissidents sont passés par cette pièce de torture avant d’être emmenés vers l’arrière de la maison pour être exécutés. Jamais les militaires n’ont pu accéder à ce lieu», raconte Mohamed.

Larbi revoit les durs moments qu’il a vécus. «A cet endroit, il y avait un cageot en bois et de l’eau par terre, des lames à raser. Je pense qu’ils faisaient leur toilette avant que je n’arrive. Ils nous ont mis au fond, face à la fenêtre, les mains ligotées. Puis ils ont ramené Moulay Mustapha. Ils faisaient des va-et-vient entre la pièce où nous étions et celle située sur la droite. Profitant d’un moment d’inattention, mon cousin a tiré avec son pied une lame à raser. Ils étaient très nombreux. De la fenêtre, j’ai vu, à deux reprises, les moines traverser la cour pour aller aux toilettes situées derrière notre pièce. Ils étaient escortés par deux terroristes. J’ai reconnu Frèlou (le Frère Luc). Quelques heures plus tard, Missoum a ramené un appareil avec des fils électriques. Il était en colère contre Moulay, qu’il accusait d’avoir fait le guet pour le compte d’un groupe dissident avec lequel il s’est accroché. Il l’a entraîné vers la pièce d’à côté, suivi de ses gardes. Mon cousin a profité de ce départ pour couper les liens de nos mains avec la lame qu’il avait ramassée.

Nous n’avions qu’une idée en tête : fuir à n’importe quel prix. De toute façon, nous savions que nous allions mourir, alors autant l’être par balle qu’avec un couteau mal aiguisé. Nous avons couru de toutes nos forces avant de nous jeter dans le fossé. Ils nous ont poursuivis en tirant des rafales, tuant sur le coup un de mes cousins et blessant grièvement mon frère. Je ne sentais plus mes pieds, j’avais l’impression de voler. En courant, j’ai vu le corps inanimé de mon frère. J’ai marché toute la nuit à travers la forêt qui longe l’oued. Jeudi matin, je me suis retrouvé sur la RN1, au niveau de Gualzi, où un automobiliste que je connaissais m’a pris en charge», témoigne Larbi.
Dès 9h, Larbi informe les gendarmes de ce qu’il a vécu. En fin de matinée, les militaires déclenchent une vaste opération de recherche. Larbi est emmené à bord d’un hélicoptère pour localiser les lieux de séquestration.
«Quand tu t’es enfui, le groupe a déplacé les moines vers une casemate située plus bas. Lorsque l’armée a commencé le largage des parachutistes, le groupe était déjà parti», révèle Abdelkader. Larbi scrute attentivement le fossé dans lequel il s’était jeté. «Je n’arrive pas à croire que j’ai survécu», ajoute-t-il à voix basse.
A Djillali, le patriote de Hamdania, il demande, la gorge nouée : «Pourrais-je un jour retrouver les corps de mon frère et de mon cousin ? Si je refais le trajet, peut-être que je vais tomber sur leurs traces...» Le patriote lui répond : «Ce sera difficile. L’endroit a totalement changé, ça serait un miracle que tu les retrouves.» Djillali connaît l’endroit pour avoir dirigé de nombreuses embuscades contre les groupes de Missoum et Chahba-Mouna Djamel. «Nous n’avions jamais pu arriver à ces maisons. Elles sont trop embusquées. C’est une cache idéale. Ils avaient l’électricité, l’eau, les arbres fruitiers et les vaches des agriculteurs qui ont abandonné leurs terres», souligne Djillali.

Mohamed se dirige vers la pièce où se déroulaient les séances de torture à l’électricité. La pièce est lugubre. Sur l’un des murs cimentés, une prise. «Celle qui alimentait l’appareil de torture», affirme Mohamed. A côté de cette chambre, une autre, d’une superficie de deux mètres sur trois, avec des murs grisâtres, une petite fenêtre en bois et un sol en ciment. C’est ici que les moines ont dû passer une ou deux nuits. Si les murs pouvaient parler, ils nous raconteraient certainement l’horreur que Frère Luc et ses compagnons ont dû subir, en entendant les cris des suppliciés dans la pièce à côté. Ils ont dû souffler lorsque le groupe les a transférés vers une casemate située non loin de là, sur le lit de l’oued.

L’intervention de l’armée bloque le groupe des terroristes dans la casemate. C’est alors que Zitouni dépêche un commando de la katiba El Khadra, dirigé par Abderrazak El Para et Abou Loubaba, pour desserrer l’étau et faire diversion. Une embuscade est alors tendue aux militaires, au sud de Msennou. Six d’entre eux meurent et leurs armes sont confisquées. Les moines peuvent quitter la casemate pour être transférés à bord de deux véhicules, un 4x4 et une Mazda, vers Bouhandas, à plus d’une vingtaine de kilomètres.
Six mois après, alors qu’il participait avec ses compagnons d’armes à une opération militaire, Djillali retrouve la casemate. De loin, il voit à l’intérieur deux calottes de moines, quelques effets personnels. Les patriotes remarquent des fils électriques. Ils mettent le feu et tout explose. L’endroit était piégé.


De la casemate vers l’infirmerie à Bouhandas


Nous préparons le voyage avec Abdelkader Allali. Pour des raisons de sécurité, un groupe de patriotes nous escorte. Le risque est énorme. L’endroit a été durant longtemps une zone de passage et de repli pour le GIA, mais aussi de fabrication d’engins explosifs. L’armée l’a déjà traité. Les impacts de bombardements sont encore visibles. Deux heures de marche à travers des buissons épineux, des oueds, des marécages avant d’arriver à cette «fameuse» merdja de Bouhandas. Un paradis terrestre qui rappelle les paysages de la forêt amazonienne.
«Durant les années 1980, les scout venaient faire du camping ici. Nous n’avions pas besoin d’aller en ville pour nous approvisionner. Il y avait tout ici. De l’eau fraîche à longueur d’année, des arbres fruitiers, des légumes, des moutons et des vaches. Nous avions même l’électricité dans la plaine. Il nous arrivait de nous retrouver à près d’un millier dans ce camp. L’armée ne l’a jamais approché. Toutes les familles qui habitaient à côté avaient au moins un enfant parmi nous. Ceux qui n’étaient pas avec ont vite abandonné leurs maisons. Les véhicules arrivaient jusqu’ici via une route bien faite» déclare Abdelkader. Il nous fait visiter ce qui reste du camp de la seriat Etafdjir (explosif) de Médéa.

Mais pour aller vers Sbitar (l’hôpital), il faut faire le parcours du combattant. C’est le pire qui nous attend. Nous devons escalader la montagne, parfois rocheuse et parfois boisée, qui surplombe la plaine. Au moins deux heures d’escalade pour atteindre le sommet. Comment de vieux religieux, notamment Frère Luc avec ses 90 ans dépassés, ont-ils pu marcher autant ? «Nous avions des mulets que nous utilisions pour les pistes montagneuses. D’ailleurs, les moines ont été transférés à Al Ayada à dos de mulet. Les pistes étaient plus praticables qu’aujourd’hui», note Abdelkader, qui arrive le premier à l’infirmerie.
Essoufflés, totalement éreintés, nous arrivons enfin au sommet. Il nous faut au moins une dizaine de minutes pour reprendre notre souffle. Une vraie forteresse. Quatre vieilles maisons en pierres, bien embusquées. Trois ont perdu leurs toits, la quatrième est mieux conservée. En retrait, elle est protégée par deux postes d’observation situés vers l’arrière, faisant face à la montagne de Chréa. Les lieux semblent avoir été abandonnés à la hâte. Tout est à sa place. Les ustensiles de cuisine, les réserves d’eau, les cuisinières et des effets personnels des occupants. Abdelkader se dirige droit vers la maison en retrait. «C’est là que les moines sont restés onze jours», nous dit-il. Comment peut-il en être aussi certain ? «Ce sont les infirmiers qui me l’ont dit après. Nous savions qu’ils étaient ici, mais nous n’y avions pas accès. Quelque temps après cette affaire, les deux infirmiers qui assuraient la gestion de cette infirmerie me l’ont dit», révèle notre accompagnateur.

La pièce est bien conservée. A droite, une mezzanine jonchée d’effets personnels. Par terre, quelques objets, un flacon de mercurochrome, du coton, une mule, un sac blanc, des cuillères et une étoffe de couleur sombre. En bon état, un chauffage au bois est collé au mur. «Ne touchez à rien et ne mettez pas vos pieds n’importe où ! Ces maisons n’ont jamais été traitées par l’armée. Il se pourrait que des bombes soient dissimulées quelque part», nous avertit Djillali. Dans cette pièce, les moines ont vécu ensemble 11 jours durant lesquels ils ont dû souffrir le martyre. «Le onzième jour, sur ordre de zitouni, qui leur a rendu visite dès leur arrivée, ils ont été transférés vers Bougara. Le convoi a fait moins de quatre heures de route pour y arriver», note Abdelkader. Les moines vont entamer la deuxième étape de leur voyage au bout de l’enfer. Nous y reviendrons…
 

Salima Tlemçani

 
 

Abdelkader Allali : «Le rapt des moines a nécessité le regroupement de 150 terroristes»

le 27.03.12 | 10h00

 
 

Illettré mais connaissant les montagnes de Guerouaou et de Msennou (Médéa) comme sa poche, Abdelkader Allali servait de guide au sein du GIA, à l’époque où les moines ont été enlevés. Dans cet entretien, il nous donne des détails sur cet enlèvement, qu’il dit avoir eus de ses anciens chefs.
 

- Comment vous êtes-vous retrouvé au maquis comme guide et agent de liaison du GIA ?

Je suis natif de Msennou, où je cultivais la terre. Dans mon village, il n’y a rien. Ni école, ni administration publique, ni même une épicerie. C’est le bout du monde. Les terroristes venaient de jour comme de nuit. Ils prenaient ce dont ils avaient besoin et personne ne pouvait refuser. Au début, ils me demandaient de leur acheter des choses, de leur montrer un chemin et après, je ne pouvais plus échapper à leur emprise. Je n’avais pas d’autre solution. Leur résister voulait dire mettre en danger toute ma famille. C’était en 1994. Ma mission était de les guider à travers les montagnes de Guerouaou, Msennou, parfois jusqu’à celles de Chréa que je connais comme ma poche. Je leur achetais des provisions alimentaires et j’accompagnais les passagers qui ne connaissaient pas les lieux. Ma présence était devenue indispensable pour la katiba Tala Feth, dépendant de Djamel Messaoudi dit Djamel, et Abou al Hareth, de son vrai nom Maizi Mohamed. Cette katiba était composée de quelque 150 éléments qui activaient entre Guerouaou, Msennou, Bouhandas, El Merdja, Kahwat Essamar, Ouezra. En fait, nous faisions tous partie de la katiba Etabaria dirigée par Amir El Djound Abou Al Haret. L’émir national de l’époque était Djamel Zitouni.
 

- Vous étiez en activité dans la région lorsque les moines ont été enlevés. Que saviez-vous sur cette opération ?

Je sais que ceux qui ont mené l’opération se sont regroupés à Ksar El Bey, à Guerouaou. Je ne sais pas si c’est le jour même ou un jour ou deux avant. Plusieurs groupes de Médéa y ont pris part. Il y avait quelque 150 éléments au moins sous la direction de Missoum et de Chahba-Mouna Djamel, dit El Bosni, répartis à travers plusieurs seriat (sections) et leurs chefs. Parmi elles seriat Ouezra dirigée par Abou Hilal, seriat Guerouaou qui coiffe aussi Guarzi, dirigée par Djamel El Bosni (El Bosni), Chahba-Mouna Djamel et beaucoup d’autres comme Ghermezli Benyekhlef. Celui-ci, tout comme Missoum, activait en ville. Tous deux étaient présents au regroupement de Guerouaou. L’endroit est perché sur une montagne qui domine tout le massif de Médéa et de Blida. On peut même voir, de loin, le monastère. Les terroristes utilisaient de vieilles maisons appartenant à Yekhlef Cherati, un ancien du parti dissous. Une femme, membre de cette famille, a vécu longtemps avec les terroristes ; elle leur faisait la cuisine. Mais je sais qu’elle a fini par leur échapper. Si je me rappelle bien, le regroupement a eu lieu un lundi ou un mardi. Il y avait tous les chefs de groupe de la région ainsi que leurs éléments. Nous ne savions pas ce qui allait se passer. Pour nous, ils devaient préparer une opération contre les forces de sécurité ou contre Ali Benhadjar. Après, chaque chef est parti avec ses éléments.

Si ma mémoire est bonne, mercredi matin les moines étaient à Ksar El Bey, à Guerouaou. Ils les avaient transférés à bord d’un 4x4 et d’une Mazda. Bien après, Chahba-Mouna m’a fait état des détails. Il m’a dit qu’ils avaient marché à pied jusqu’à l’oued Sidi Ali avant de prendre les véhicules. Il était peut-être 4 ou 5 h du matin lorsqu’ils sont arrivés à Guerouaou. J’y étais, mais je ne savais pas ce qui se tramait. Ils ne nous ont rien dit. Les moines ont été installés dans la maison de Yekhlef Cherati. Ils y sont restés quelques heures avant d’être descendus vers Taghlalt, un hameau d’anciennes maisons abandonnées par leur propriétaire, Moha M’barek, et squattées par une vingtaine de femmes de terroristes. L’endroit était totalement sous le contrôle du GIA ; la population l’avait déserté dès le début des années 1990.

Larbi Benmouloud, son cousin et son frère avaient été ramenés les yeux bandés dans une Daewoo. Eux aussi ont transité par Ksar El Bey avant d’être transférés, la matinée, vers Taghlalt. En fin de journée, ces derniers tentent de s’échapper. Deux d’entre eux ont été tués et Larbi a réussi à fuir. Le lendemain matin, il a ramené l’armée, appuyée par des hélicoptères, qui a entamé un ratissage. Les militaires venaient de Omaria et de Sidi Ali. Les moines ont vite été transférés vers une casemate non loin de là.

En fin de journée, El Para et quelques membres de la katiba El Khadra, dont Antar Zouabri et Abou Loubaba, ont monté une embuscade contre les militaires au niveau de Kahwet Essamar (café Semmar), au sud de Msennou. Le but : desserrer l’étau sur le groupe. Les moines ont tout de suite été transférés vers une casemate, à quelques encablures de là, sur le lit de l’oued qui longe Taghlalt. Durant cette nuit, nous étions regroupés dans les maisons qu’on appelait Khiam El Hanachi, à Guerouaou, non loin de la casemate où étaient séquestrés les moines. Nous étions très nombreux, au moins une centaine. C’est alors qu’El Para et Abou El Hareth sont entrés au camp avec une centaine d’éléments. Ils étaient fiers des armes récupérées dans l’embuscade. Abou El Hareth nous avait dit : «Regardez, vous vous plaignez toujours de ne pas être dotés de bonnes armes, alors que celui-là, avec un simple fusil de chasse, il a

ramené une kalachnikov.» Ils exhibaient les jumelles à infrarouge et les kalachnikovs pris sur les militaires.  
Si je me rappelle bien, ils ont quitté les lieux deux jours après. Les moines ont été transportés à bord d’une Mercedes appartenant à un avocat de Médéa qu’ils avaient enlevé et tué, ainsi qu’un 4x4, le même que celui avec lequel Abderrazak El Para roulait. Je ne dis pas que c’est lui qui conduisait, mais c’était le même. Le convoi est parti vers Sbitar (l’hôpital) à Bouhandas en passant par Takrina et Msennou.
 

- Qui était l’émir de Bouhandas ?

L’émir était Messaoudi Abdelmadjid, mais deux infirmiers étaient chargés de «l’hôpital». Il s’agit de Houdeifa, de son vrai nom Tayeb Bensouna, et Billal, de son vrai nom Mohamed Abakrima. Ces derniers nous avaient parlé des moines qu’ils surveillaient. Nous savions tous qu’ils étaient là-bas. Même l’épouse d’un des infirmiers, qui est une parente à moi, m’en a fait état. Nous étions au piémont et l’infirmerie était au sommet de la montagne. Ceux qui y accédaient devaient se faire bander les yeux. Seuls les chefs ou les membres de la katiba El Khadra avaient le droit d’y aller.
 

- Y a- t-il eu d’autres chefs du GIA qui sont venus voir les moines à Bouhandas ?

Lorsque j’étais là-bas, Chahba-Mouna m’a dit que Zitouni était venu voir les moines. Il est arrivé le matin, les a rencontrés, puis il est reparti l’après-midi. Deux ou trois jours après, ils les ont transférés vers Bougara.
 

- Y avait-il des habitants dans ces lieux ?

Sbitar se résumait à quelques vieilles maisons abandonnées, appartenant à la famille Haoudji. Le lieu est très discret. Rares sont ceux qui le connaissent ; il surplombe une merdja (sorte de marécage). Les deux infirmiers qui le gardaient ont été tués par leurs pairs l’été 1996. J’avais vu l’un d’eux, Billal, se faire torturer par El Bosni et Abou El Hareth. Ils le soupçonnaient de servir d’indicateur, tout comme Houdeifa, qui avait été exécuté.
 

- Combien de jours les moines sont-ils restés à Bouhandas ?

Exactement 11 jours, puis ils ont été transférés vers Bougara. Le convoi est passé par Takrina, Aissaouïa et Sbagnia, avant d’arriver au QG de Zitouni. La route était bonne, ils pouvaient arriver à destination en 3 heures. A l’époque, on nous avait dit que Zitouni était en train de négocier leur libération en contrepartie de celle de Abdelhak Layada et que dans le cas où l’échange ne réussissait pas, ils seraient exécutés. Après 53 jours de détention, les moines ont été tués.
 

- Comment êtes-vous aussi sûr et précis sur le nombre de jours de captivité ?

Bien après cette affaire, Chahba-Mouna Djamel et Djamel Messaoudi, les principaux chefs de l’opération d’enlèvement, me l’ont affirmé. Comme je vous l’ai dit, ils avaient confiance en moi et, de ce fait, ils me faisaient certaines confidences. J’ai posé la question, j’ai eu la réponse.
 

- Que sont devenus ces deux émirs ?

Les deux ont été exécutés par le groupe de Zouabri. Chahba-Mouna a été tué d’une manière atroce ; ils l’ont enterré vivant, laissant juste sa tête à découvert ; ensuite ils lui ont asséné des coups de hache pour provoquer des plaies sur lesquelles ils ont mis des détritus pour accélérer la décomposition. Ils voulaient en faire un exemple parce qu’il avait refusé de participer au massacre de Haouch Messaoudi. Onze de ses compagnons ont été tués avec lui, après avoir été jugés et condamnés.
 

- Et les deux infirmiers ?

Billal a été tué sur place, après avoir été accusé de donner des informations sur le groupe. Il a été torturé par El Bosni et El Hareth. Houdeifa a subi le même sort pour les mêmes motifs. Les exécutions ont commencé à se répandre dans les rangs dès l’arrivée de Antar Zouabri à la tête du GIA.

Salima Tlemçani
 


27/03/2012
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