LE SYNDROME ALGÉRIEN DE SARKOZY
LE SYNDROME ALGÉRIEN DE SARKOZY
"Révolution fellaga? Mais, tu veux me déclarer la guerre avec l'Algérie ou quoi?"
Avec Henri Guaino, conseiller spécial à l'Elysée, Camille Pascal est chargé d'écrire les discours du président Sarkozy. Dans son ouvrage Scènes de la vie quotidienne à l'Elysée paru aux éditions Plon en octobre 2012, ce dernier a été chargé, un jour, d' «élaborer» le discours que le président avait prévu de prononcer à l'occasion de son déplacement chez les harkis d'Algérie... L'Expression a jugé utile de publier les bonnes feuilles de ce livre qui apporte un éclairage inconnu de nos lecteurs sur les moeurs politiques qui prévalaient à l'Elysée à l'égard de l'Algérie et des questions de la mémoire.
Avant même que le chef de l'Etat n'entre officiellement dans la course de la présidentielle, Henri Guaino avait clairement laissé entendre qu'il souhaitait avoir la haute main sur les discours de la campagne.,Le Président ne lui refusa pas d'exercer ce droit de suite et, rendons à Cicéron ce qui est à Cicéron et à César ce qui est à César, en dehors des nombreux discours que le Président aima improviser, le reste fut l'oeuvre d'Henri. Ainsi, lors de la réunion qui distribua les rôles, s'adressant à son chef de cabinet, le Président déclara-t-il: «Mon pauvre Guillaume, je crains bien que la direction de ma campagne ne soit pour vous», puis se tournant ensuite vers moi, il ajouta: «Quant à vous, Camille, quelque chose me dit que vous ne voulez pas quitter l'Elysée», ce en quoi il était parfaitement informé. Je ne le contredis pas et il conclut: «Bon alors, vous resterez ici avec moi.» Ainsi les tâches étaient-elles réparties: Guillaume s'occupait d'organiser les meetings, Franck continuait à suivre les médias, Henri se chargeait d'écrire les discours des meetings du candidat et j'héritais des discours régaliens du Président.
Il me revint donc le triste honneur de rédiger l'hommage que le Président prononça devant le cercueil des soldats tombés sous les balles de Mohamed Merah à Montauban.
Le Président ayant décidé de reconnaître officiellement la responsabilité du gouvernement des Français dans la tragédie des harkis, je fus aussi chargé de trouver les mots pour marquer cette décision historique. Il régnait alors à l'Elysée une ambiance étrange, certains des collaborateurs avaient quitté le Palais pour rejoindre officiellement le quartier général de campagne situé dans le XVe arrondissement de Paris, d'autres étaient restés pour expédier les affaires courantes mais comme ils avaient hérité des dossiers de leurs camarades, la charge de travail n'avait pas diminué.
Les réunions se clairsemaient, celle du matin n'était plus que l'ombre d'elle-même, le centre de gravité avait basculé et le Palais ne s'animait plus qu'en fin d'après-midi, lorsque le Président rentrait de ses meetings. La réunion des communicants se tenait désormais quotidiennement mais vers 19 heures et le plus souvent au domicile du candidat. Elle était devenue le seul lien entre ceux qui étaient cloués au Palais pour ne pas contrevenir aux règles de financement de la campagne et ceux qui l'avaient quitté. Il nous était même demandé de ne pas utiliser nos portables professionnels pour entrer en contact avec nos camarades engagés dans la campagne. La nuit, en revanche, nous avions le droit de travailler, non plus pour le président de la République mais pour le candidat Nicolas Sarkozy, car nos nuits, contrairement à nos jours, n'appartenaient pas à l'Etat. Quand on sait le nombre d'associations financées par le contribuable - ne parlons même pas des journaux qui vivent du fond de soutien ou du service public, dont les membres ont fait ouvertement campagne pour le candidat socialiste -, on croit rêver. La réglementation est ubuesque mais tellement française.
L'avant-veille du rassemblement de la Concorde qui avait été monté pour contrer le grand baltringue prévu par le parti socialiste sur l'esplanade du château de Vincennes, je travaillais donc au discours que le Président devait prononcer le lendemain en l'honneur des harkis. Comme il arrive parfois, je buttais sur un passage. Même le délicieux jus d'orange que m'apportait l'huissier de l'étage tous les jours vers 16 heures, et qui était chargé normalement de me doper, n'y faisait rien. Aussi décidai-je de changer d'air en filant discrètement par la porte de la cour ouest pour aller faire un tour dans le quartier, prendre un café à mon cercle et attendre tranquillement que l'inspiration veuille bien se manifester à nouveau...
...Au bout d'une dizaine de minutes, l'exposé des deux conseillers était presque terminé quand Guillaume, qui était sorti pour essayer de tirer cette affaire au clair, rentra dans la pièce et glissa un mot à l'oreille du Président. La réaction fut immédiate: «A Mulhouse? A Mulhouse! Mais qu'est-ce qu'il f... à Mulhouse? C'est insensé!» Henri qui, depuis quelques semaines, avait entamé une tournée des provinces françaises pour haranguer les foules était tout simplement en meeting, ce qui expliquait le silence obstiné de son téléphone. Il n'était évidemment plus question de le faire revenir. Le Président bouillait intérieurement. Il était à deux doigts, j'en suis certain, d'annuler le dîner et de renvoyer chacun chez soi, quand quelqu'un, se rappelant le discours qui devait être prononcé le lendemain soir à Perpignan pour rendre leur honneur aux harkis, suggéra de profiter de la soirée pour le relire. C'était autant que nous n'aurions pas à faire le lendemain matin.
La proposition était de bon sens et elle fut adoptée par le Président même s'il ne dissimulait pas sa mauvaise humeur, qui allait malheureusement pouvoir se concentrer sur mon discours. Je maudissais intérieurement Henri, Mulhouse et ses meetings, mais surtout, je regrettais amèrement d'avoir musardé une grande partie de l'après-midi et laissé filer un temps précieux. J'avais déposé mon discours chez Xavier avant de descendre au rez-de-chaussée pour dîner, il n'avait donc pas eu le temps de le relire, ce qu'il ne manqua pas de préciser, lorsque, après être allé le chercher sur son bureau, il en déposa sur la table dix exemplaires qu'il venait de faire reproduire.
Il n'y avait plus aucune échappatoire, aucun train en vue pour Mulhouse... Le Président lisait le discours en silence, ce qui n'était pas très bon signe, chacun faisant de même, puis il passa les feuillets de plus en plus rapidement, ce qui devenait très mauvais signe, quand tout à coup il s'exclama: «La révolution fellaga? C'est quoi ça encore?» L'expression m'était venue la veille en commençant à écrire le discours, elle voulait désigner les débuts de l'action du FLN vus du côté de l'armée française, j'étais conscient qu'elle était assez peu politiquement correcte, mais souvent, je laissais ainsi des «arêtes» dans mes projets de discours, certain qu'elles n'échapperaient pas au massicot des différentes lectures tout en protégeant de l'équarrissage le reste de mon texte.
En l'occurrence ce soir-là, mon texte était brut de décoffrage et je regrettais qu'il n'ait pas été un peu édulcoré. J'essayai bien de justifier le choix de mon image, mais la «révolution fellaga» ne passait pas la rampe.
Le Président n'en voulait pas et me le fit savoir sans ménagement: «Révolution fellaga, mais qu'est-ce qui vous est passé par la tête? Vous voulez déclencher une guerre avec l'Algérie ou quoi?
Les combattants du FLN qui sont toujours au pouvoir en Algérie ont vécu cette guerre comme une guerre de libération. Je veux rendre honneur aux harkis parce que la France le leur doit, mais je ne veux pas - vous m'entendez bien! -, je ne veux pas insulter les Algériens.» J'essayai d'expliquer que j'avais simplement voulu me mettre à la place d'un jeune officier français - mon père avait fait cette guerre - qui ne pouvait pas comprendre autrement l'insurrection algérienne, or j'aggravai mon cas. La sentence tomba: «Eh bien, si tout le reste est de la même eau, mon pauvre Camille, il ne vous reste plus qu'à écrire un autre discours.» J'étais anéanti, non seulement je ne voyais pas comment j'allais pouvoir trouver le temps matériel d'écrire un autre discours avant le lendemain matin, mais pour la première fois depuis mon arrivée à l'Elysée, je sentais de la colère et même de la déception dans le regard du Président.
C'est alors que se produisit un double miracle. Le premier, c'est que Guillaume, qui s'était une nouvelle fois absenté sans que j'y prenne garde tant j'étais absorbé par les événements d'Algérie, revenait dans le salon en tenant triomphalement à la main les premiers feuillets du discours de la Concorde. Henri avait enfin trouvé les messages qui lui avaient été laissés sur son portable et venait d'envoyer par mail la première partie de sOn discours. Cela fit immédiatement diversion.
Le second, c'est que dans ce monde du pouvoir où l'on se croit toujours seul et en butte à la rivalité hostile de tous les autres, je fis l'objet d'un formidable élan de solidarité. Les uns après les autres, tous ceux qui étaient présents prirent la parole pour défendre le discours. Patrick Buisson commença par expliquer en riant, pour détendre un peu l'atmosphère, que si l'on devait chanter lés louanges du FLN devant les associations de harkis, il valait mieux prévenir tout de suite le préfet de Perpign,an. Franck Louvrier, qui jamais n'intervenait sur le fond des interventions, ajouta qu'il n'avait rien à dire sur ce discours qui lui allait très bien.
Puis ce fut le tour de Xavier Musca qui proposa un certain nombre d'amendements mineurs, quand Emmanuelle Mignon, qui avait été invitée au dîner et dont le franc-parler avec le Président m'a toujours sidéré, ajouta de ce ton «pète-sec» qui n'appartient qu'à elle: «Bon, monsieur le Président, ce n'est pas parce qu'Henri nous a plantés que ça doit retomber sur Camille, on ne va pas non plus y passer la nuit.»
Le Président se replongea dans la lecture de mes pages, dicta un certain nombre de modifications, supprima quelques passages, puis me demanda d'aller porter moi-même ces corrections sur mon texte pour qu'il puisse avoir une version au net avant son départ le lendemain matin. Au moment où je quittais la table pour m'exécuter, il me lança sur un ton faussement courroucé: «Camille, évitez, s'il vous plaît, de me déclarer la guerre avec l'Algérie, il ne me manquerait plus que ça en ce moment...» Je ne me le fis pas dire deux fois et je regagnai mon bureau en abandonnant lâchement mon assiette, la table et ses convives. Quelques heures plus tard, une nuit d'encre enveloppait le Palais, je traversai les vestibules à peine éclairés par les lanternes extérieures, saluai timidement les portraits hiératiques des présidents de la Ve République qui sont le seul ornement de la première antichambre et déposai le discours retravaillé au secrétariat du Président, puis je descendis d'un pas prudent le grand escalier Murat, lui aussi plongé dans une semi-obscurité.
Le lendemain soir, je reçus un appel du Président, comme il était désormais presque habituel après qu'il eut prononcé un discours que je lui avais préparé.
- Allô, Camille, c'est Nicolas Sarkozy, je rentre de Perpignan.
Je hasardais aussitôt un:
- Cela s'est bien passé, monsieur le Président? A quoi il répondit:
- J'ai cru que je n'arriverais jamais à finir mon discours...
Le spectre de la révolution fellaga et des horreurs de la guerre civile se leva immédiatement devant mes yeux. Il y avait eu un problème. J'avais certainement laissé passer dans mon texte une provocation et c'était le drame. Puis terminant sa phrase, il ajouta:
- Tout le monde pleurait, Camille, tout le monde pleurait, je ne savais plus qui regarder. Chaque fois que je posais mon regard sur l'un ou sur l'autre, il se mettait à pleurer. Ils pleuraient tous les uns après les autres, les anciens harkis et leurs familles se sont mis à pleurer dès les premières phrases, j'ai évidemment mis ça sur le compte de l'émotion, c'est bien normal, puis ce fut Jeannette Bougrab, mais là encore c'était normal, son grand-père a été assassiné pendant la guerre et j'avais voulu dire un mot pour sa famille. Tout d'un coup, c'est Claude Bébéar - ça lui faisait plaisir d'être là, il a aidé ses harkis à fuir leur pays en 62 -, qui s'est littéralement effondré en larmes. Je me disais: Mais ce n'est pas possible, ils vont tous s'y mettre, je ne vais pas pouvoir terminer.
Alors j'ai cherché le regard de Gérard Longuet (*) et, patatras! lui aussi, tout d'un coup, des torrents de larmes. Et voilà le ministre de la Défense en larmes! Heureusement, le général Meyer que j'étais en train de décorer est resté ferme. Heureusement! Je me disais: Si lui aussi se met à pleurer, alors je ne vais pas pouvoir arriver au bout. Voilà, Camille, vous avez fait pleurer tout le monde.
Je n'étais pas loin de m'y mettre moi aussi à l'autre bout du fil. Puis en plaisantant, il ajouta:
- Au fait, Camille, vous avez surveillé l'AFP? L'Algérie ne nous a pas déclaré la guerre au moins, j'espère? (Et de terminer par:) Allez, c'est bon, je vous taquine, c'était très bien.
(*) Gérard Longuet, ancien ministre de la Défense, a été dernièrement l'auteur d'un «bras d'honneur» à l'encontre des Algériens sur une chaîne de télévision française.