Syngue sabour de Atiq Rahimi : Prix Goncourt 2008

 

Prix Goncourt 2008

Atiq Rahimi: "Ecrire dans une autre langue est un plaisir"

Par François Dufay, publié le 10/11/200

En couronnant son roman Syngue sabour (P.O.L.), les jurés Goncourt ont distingué un "passeur" entre l'Orient et l'Occident, à la personnalité charismatique. Ce fils d'aristocrate afghan raconte à L'Express son parcours mouvementé.

Le regard gris malicieux derrière des lunettes rectangulaires, Atiq Rahimi préfère en rire. Invité la veille sur un plateau de télévision, il a écouté, sidéré, des intellectuels français lui faire la leçon sur son propre pays, l'Afghanistan, et réclamer un retrait des forces de l'Otan, sous prétexte que l'Occident n'a pas à imposer ses valeurs au reste du monde. "Comme si la démocratie, sourit le nouveau Prix Goncourt, coiffé de son éternel panama et vêtu d'un costume couleur sable, était l'exclusivité de l'Occident."

Ce n'est pas le cas?

A ce compte, il faudrait en sens inverse extirper d'Europe tout ce qui y a été importé d'Orient, à commencer par l'écriture, les mathématiques ou le christianisme! Manifestement, ces gens n'ont pas entendu parler d'Alexandre le Grand, de l'art gréco-bouddhique né de son passage en Afghanistan. Mon propre père, lui, a vécu dans la ville de Banyan, dont les célèbres bouddhas ont été détruits par les taliban.

Vous en êtes originaire?

Non, je suis né à Kaboul, en 1962. Ou, si vous voulez, en 1340, selon le calendrier solaire persan, synthèse des religions musulmane et zoroastrienne. Gouverneur de la vallée du Panchir, mon père, peu après ma naissance, est devenu juge d'instruction à Kaboul. En 1973, un coup d'Etat a envoyé ce monarchiste convaincu en prison, d'où il est sorti au bout de deux ans et demi. Je l'ai rejoint en Inde en exil. Je suis rentré au pays en mars 1979. J'ai repris mes études au Lycée franco-afghan. Puis, à l'université, j'ai étudié votre littérature.

D'où vient ce goût de la France?

A 14 ans, j'avais découvert Les Misérables en traduction persane. J'étais fasciné par Jean Valjean, par ces 40 pages consacrées aux égouts de Paris ! Au Centre culturel français, j'ai découvert la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, Hiroshima mon amour, et les films de Claude Sautet, dont j'aimais le sens de l'humain.

La culture française était accessible dans l'Afghanistan communiste?

Oui, même si la terreur et la censure régnaient. A la fac, un exposé sur Camus m'a valu d'être convoqué par le comité de jeunesse : "Il est interdit de parler des intellectuels bourgeois", m'a-t-on signifié [rires]. Comme, après l'université, on devait faire quatre ans de service militaire, j'ai choisi l'exil. Après neuf jours et neuf nuits de marche, avec 2000 afghanis en poche et un tapis sur l'épaule, je suis arrivé au Pakistan. Il y régnait une ambiance très lourde dans les milieux de la résistance. Les services secrets pakistanais recrutaient les gens en fonction de leurs convictions religieuses, les Afghanes exilées devaient porter le voile. Je ne voyais pas ma place là-dedans.

Et le commandant Massoud?

A cette époque, Massoud était islamiste, il faisait le djihad et marchait avec Gulbuddin Hekmatyar.

Qu'avez-vous fait alors?

J'ai demandé l'asile politique auprès de l'ambassade de France à Islamabad. Quarante jours plus tard, je débarquais à Roissy. C'était en 1985. Bizarrement, arrivé ici, même si mon français était livresque, je ne me suis pas senti étranger.

 

AFP PHOTO FRANCOIS GUILLOT

Atiq Rahimi, en 2004, à Cannes, pour présenter une adaptation de son roman Terre et cendres. Le film a reçu à l'époque le prix Regard sur l'avenir. L'écrivain afghan a obtenu le Prix Goncourt 2008 pour son livre Syngue

Syngue sabour. Pierre de patience (P.O.L)

Pourquoi cette familiarité?

Imaginez que dès 1959, les femmes avaient le droit de vote en Afghanistan. J'ai des photos de mes soeurs et cousines en minijupe! La monarchie afghane est devenue constitutionnelle en 1963. C'est un nouveau racisme de considérer que la démocratie n'est que dans les gènes des Occidentaux.

En France, de quoi viviez-vous?

J'ai été hébergé dans un centre d'accueil pour réfugiés, dans l'Eure. Je me souviens de mon premier salaire, une allocation de 1200 francs, et du premier livre que j'ai acheté, L'Amant, de Marguerite Duras. J'ai étudié à Rouen, puis à la Sorbonne nouvelle, où j'ai passé un doctorat en sémiologie du cinéma. Je me suis lancé dans le documentaire, j'en ai réalisé sept - sur l'absinthe, les artistes de rue...

En 1996, les taliban sont arrivés au pouvoir. Le silence du monde face à cette catastrophe m'a choqué. Je me suis posé des questions: Est-ce que j'appartenais à ce peuple ou non? Pourquoi passe-t-il ainsi d'une guerre à l'autre? J'ai compris qu'après le départ des Russes nous n'avions pas fait notre deuil, exactement comme ma famille n'avait pas fait celui de mon frère aîné, tué du côté communiste, en 1991. Chez nous, au lieu de faire son deuil, on se lance dans la vengeance. D'où cette guerre de 1992-1996 entre factions, dont ont profité les taliban. Mon premier livre, Terre et cendres, a été écrit à cette époque, en persan. Son thème? un vieil homme annonce à son fils qu'au village tous sont morts sous les bombes.

Quand êtes-vous retourné en Afghanistan?

En 2002, afin de réaliser un film pour Arte. Alors qu'à mon arrivée en France, je m'étais senti chez moi, pendant trois jours je ne suis pas parvenu à reconnaître mon pays. Je ne croyais pas à la réalité de cette ville détruite, à cette misère, cette violence. J'ai fait un livre de photos qui raconte ces retrouvailles. En 2004, le long-métrage que j'ai tiré de Terre et cendres a été primé au Festival de Cannes.

Retournez-vous en Afghanistan?

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  • Oui, un mois sur deux. Je soutiens une chaîne de télévision indépendante, comme consultant et formateur. J'ai lancé un sitcom, intitulé Le Secret de cette maison, dont la deuxième saison est en cours. Tout se passe autour d'une demeure dont le propriétaire a fui aux Etats-Unis, comme 1 million d'Afghans. Il revient récupérer cette demeure, qui, entre-temps, a été réquisitionnée par les communistes, puis par les taliban. C'est un prétexte pour prôner la liberté, dénoncer la corruption. La réalisatrice du feuilleton a 25 ans. C'est une sorte de Dallas à l'afghane, avec en plus une histoire d'amour...

    Les Américains doivent-ils rester en Afghanistan?

    Ils ont commis des erreurs, voire des horreurs, en Afghanistan comme en Irak. Les Allemands, les Français et les Turcs sont les seuls à être crédibles auprès de la population. Même si on peut se poser des questions sur la stratégie de la force internationale, elle doit rester. Vous savez, les journalistes ont tendance à parler à la place des Afghans, alors qu'ils ne sortent pas de leurs guest houses et passent par des traducteurs.

    Que dites-vous aux familles des dix soldats français tombés là-bas en septembre?

    En tant que citoyen français d'origine afghane qui a connu la souffrance de perdre un proche, je partage la leur. Mais cette guerre n'est pas la guerre des Français contre les Afghans, c'est une guerre contre un fléau mondial, le fondamentalisme. On ne peut pas se présenter comme le pays des droits de l'homme et en même temps ne rien faire contre l'intolérance. On oublie le prix que les Afghans ont payé pour cette guerre froide: la guerre afghano-soviétique a fait 1 million de morts.

    Votre livre Syngué sabour, qui décrit la douleur et la révolte d'une femme au chevet de son mari blessé, se passe "quelque part en Afghanistan ou ailleurs". Pourquoi l'avez-vous écrit en français?

    Si j'avais écrit ce livre en persan, j'aurais adopté un langage pudique et pratiqué l'autocensure. Ecrire en français me permet d'entrer vraiment à l'intérieur des personnages, de parler du corps. Ecrire dans une autre langue est un plaisir. C'est un peu comme faire l'amour...

     

    *http://www.lexpress.fr/culture/atiq-rahimi-ecrire-dans-une-autre-langue-est-un-plaisir_698195.html?p=2


    10/11/2008
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